Données des experts-comptables : quelle valeur... ou à quel prix ?

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Si la profession est consciente de l'importance des données qu'elle détient et de la nécessité de leur exploitation, des échanges avec certains confrères et partenaires de la profession, une interrogation demeure : quelle valeur ont-elles ?

1ère partie d'une tribune de Serge Heripel, expert-comptable, vice-président de France Gestion et fondateur de l'association Solidarité Création.

Pour certains, elles doivent avoir une contrepartie financière, pour d'autres leur valeur est nulle. Pour ma part, j'ai toujours été favorable à la première hypothèse. Que ce soit en termes de propriété ou de valeur, cette question revient en permanence en ce qui concerne les données personnelles (cf. Me Alain Bensoussan, avocat, Gaspard Koenig , philosophe et essayiste ) sans réelle réponse il est vrai, à l'exception d'une initiative récente et encore très limitée (cf. Tadata).

On parle ici de la valeur patrimoniale des données, notion distincte de la valeur de levier ou de la valeur d'actif stratégique (la valeur des avantages concurrentiels procurés aux organisations qui les détiennent).

Quelle typologie retenir pour les données détenues par les experts-comptables ?

En ce qui concerne les données des experts-comptables et/ou de leurs clients (?) et en examinant différents avis, le désaccord pourrait s'expliquer par l'absence de distinction quant à la nature des données.

Les spécialistes retiennent plusieurs typologies : données personnelles ou données non personnelles, structurées, semi structurées ou non structurées, etc.

Pour ma part, je propose de classer les données d'entreprises en 3 catégories :

  • les données publiques accessibles à tous comme le prix des biens immobiliers (transactions) que l'on trouve désormais sur le site de l'Administration, le prix des fonds de commerce avec le BODACC, les informations juridiques des entreprises avec les greffes de tribunaux de commerce. Ces données n'acquièrent leur valeur que par leur exploitation et donc la valeur ajoutée par leurs exploitants (avec l'excellent exemple d'Atometrics qui a su exploiter les informations du BODACC) ;
  • les données comptables et fiscales anonymisées : depuis des décennies elles sont la « spécialité » des experts-comptables et servent à la production de statistiques publiques... sans aucune contrepartie (sans monétisation) ;
  • les données comptables, fiscales, commerciales propriété de l'entreprise ainsi que celles relevant de la sphère privée du chef d'entreprise, non anonymisées. A ce jour, elles n'ont de valeur que grâce au travail d'analyse de l'expert-comptable, lequel facture ou non ses interventions à ce titre. Elles ne font, à ce jour, l'objet d'aucune collecte et donc de traitement « data ». Des « exploitants » seraient-ils prêts à en « payer le prix ? Que pensent les propriétaires de ces données ? Sont-ils prêts à les céder dès lors qu'elles acquièrent une valeur marchande après la perte de leur anonymat ? Faut-il proposer une contrepartie et si oui laquelle ?

Quelle contrepartie pour les données détenues par les cabinets ?

Deux experts-comptables, Hervé GbegoL'expert-comptable augmenté », Revue Fiduciaire) et Fabrice Heuvrard, ont abordé le sujet. Le premier insiste sur le fait que la conformité au RGPD requiert « l'autorisation (des) clients pour traiter de façon non anonyme leurs données » (et donc pas dans le cas de données anonymisées comme l'indiquent les attendus considérant le n°26 du RGPD* ? )

Le second pose franchement la question de la «contrepartie», il parle même de « business model » pour la profession. Dans l'article « Quel business model pour la data comptable et financière des TPE ? », Fabrice Heuvrard rappelle le modèle actuel dans la relation client/expert-comptable, à savoir une comptabilité payante, et une exploitation de la donnée anonymisée gratuite, notamment via la fourniture d'informations statistiques.

Il envisage ensuite plusieurs options en termes de contrepartie :

  • comptabilité gratuite mais exploitation de la donnée payante via la fourniture de services à valeur ajoutée ;
  • comptabilité à prix coûtant mais exploitation exclusive de la donnée au profit du cabinet ;
  • comptabilité à un tarif « normal », mais exploitation non-exclusive de la donnée au profit du cabinet (resteront à définir les notions de prix coutant et tarif normal...).

Si à ce stade la question ne semble concerner que la contrepartie des données anonymisées, nos clients sont-ils aujourd'hui sensibilisés à la distinction entre données anonymisées ou non ? Quand bien même l'expert-comptable exploiterait-il les données anonymisées d'un « data-lake» de la profession, la véritable valeur ne se trouve-t-elle pas principalement dans l'exploitation des données non anonymisées ? (Hervé Gbego retient, par exemple, cette idée pour la mission de conseil en gestion de patrimoine).

De nombreuses questions restent en suspens

Dès lors, on mesure les efforts de pédagogie, de persuasion qu'il faudra pour convaincre les clients, l'imagination et la rigueur dont il faudra faire preuve pour rédiger un document contractuel rassurant pour obtenir un accord des clients sur l'exploitation de leurs données non anonymisées (lesquelles, pour qui, dans quels buts, etc... dans le respect du RGPD !).

Cette étape franchie il faudra alors aborder l'aspect financier. Les données des chefs d'entreprise, anonymisées ou non, détenues par les experts-comptables ne se trouvent pas sur Google, Facebook ou Amazon... certaines sont en « open source », on l'a vu. Pour les autres, il faudra en payer le prix, sous une forme ou sous une autre, pour convaincre les entrepreneurs des avantages qu'ils pourront en tirer... avec l'aide de leur expert-comptable.

Lire la suite de cet article : « Qu'allons nous faire des data de nos clients ? »

* « Il n'y a dès lors pas lieu d'appliquer les principes relatifs à la protection des données aux informations anonymes, à savoir les informations ne concernant pas une personne physique identifiée ou identifiable, ni aux données à caractère personnel rendues anonymes de telle manière que la personne concernée ne soit pas ou plus identifiable. Le présent règlement ne s'applique, par conséquent, pas au traitement de telles informations anonymes, y compris à des fins statistiques ou de recherche ».


 

Serge Heripel est expert-comptable retraité et vice-président de l'organisme mixte de gestion agréé France Gestion.