Auditeurs, régulateurs, administrateurs, investisseurs... la chaîne de défaillances de l'affaire FTX

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La faillite du géant des cryptomonnaies soulève de nombreuses questions. Au-delà du fond de l'affaire, pourquoi les principaux garde-fous, internes et externes, n'ont-ils pas fonctionné ? Du conseil d'administration au contrôle interne en passant par les autorités de régulation et les cabinets d'audit, comment l'ensemble de la chaîne de contrôle a-t-elle permis ces comportements ?

C'était l'entrepreneur crypto parfait. Jeune, brillant, généreux donateur pour des causes caritatives, Sam Bankman-Fried cochait toutes les cases des success stories américaines. Fondateur de FTX, une plateforme d'échange de crypto-actifs, il était devenu extrêmement riche en quelques années, avec une fortune estimée à 16 milliards de dollars. FTX était également très visible dans le milieu sportif, multipliant les contrats de sponsoring, au point qu'un stade de Miami soit rebaptisé « FTX Arena » en juin 2021. Pourtant, en quelques jours tout s'est effondré.

Le 2 novembre 2022, un article de la plateforme d'information spécialisée dans le secteur crypto Coindesk mettait le feu aux poudres en révélant un important risque d'insolvabilité d'une société directement liée à FTX, également fondée par Sam Bankman-Fried : Alameda Research.

Une dizaine de jours plus tard, Sam Bankman-Fried perdait 94% de sa fortune, et FTX.us, la filiale de FTX enregistrée aux Etats-Unis, se déclarait en faillite (Chapter 11 américain). Sur les 9 milliards de dollars déposés par les clients de la plateforme, près de 7,7 milliards manquaient à l'appel[1]Comment en est-on arrivé là ?

 

Un contrôle interne défaillant

John J. Ray III n'est pas n'importe qui. Depuis la démission de Sam Bankman-Fried à la tête de FTX il y a quelques jours, c'est le nouveau dirigeant de l'entreprise. C'est aussi un spécialiste des situations de crise : il a notamment participé à la gestion d'Enron après l'effondrement de son activité dans un scandale de fraude comptable en 2001. Pourtant, malgré cette expérience, lorsqu'il prend les rênes de FTX, il ne mâche pas ses mots :

« Jamais dans ma carrière je n'ai vu un échec aussi complet du contrôle interne et une absence aussi complète d'informations financières fiables. De l'intégrité compromise des systèmes et d'une surveillance fautive des opérations à l'étranger à la concentration du contrôle entre les mains d'un très petit groupe d'individus inexpérimentés, peu avertis et potentiellement corrompus, cette situation est sans précédent » - John J. Ray III - Declaration in support of Chapter 11 petitions and first day pleadings, 17 nov. 2022

Parmi les pratiques de gestion en vigueur chez FTX, on trouve par exemple l'utilisation d'une messagerie de groupe non sécurisée pour accéder à des données sensibles ou celle d'un autre logiciel pour dissimuler l'utilisation abusive des fonds des clients[2]. Selon les équipes juridiques de FTX, une porte dérobée dans le système de comptabilité aurait ainsi permis de réaliser des transferts de fonds en toute discrétion et même de modifier les documents comptables de la société.

Sam Bankman-Fried a nié ces faits[3], mais John Ray III a confirmé que des fonds de l'entreprise avaient été utilisés pour acheter des maisons et autres biens personnels à certains membres du personnel : « les employés faisaient leurs demandes de paiement par le biais d'un portail de chat, où les superviseurs approuvaient les décaissements à l'aide d'émojis personnalisés ».

Sur le plan des états financiers, la situation n'est pas plus brillante : « Le groupe FTX n'a pas tenu les livres et les registres appropriés, ni les contrôles de sécurité en ce qui concerne ses actifs numériques »[4].

Le processus de décision semble aussi particulièrement atypique, le nouveau dirigeant ayant tout simplement constaté l'absence d'enregistrements durables des prises de décision :

« Sam Bankman-Fried communiquait souvent en utilisant des applications paramétrées pour s'effacer automatiquement après un court laps de temps, et encourageait les employés à faire de même » - John J. Ray III - Declaration in support of Chapter 11 petitions and first day pleadings, 17 nov. 2022

Autre exemple particulièrement parlant, M. Ray a déclaré que le département des ressources humaines de FTX était si désorganisé que son équipe n'avait pas été en mesure de préparer une liste complète des personnes travaillant chez FTX[5].

Une direction assurée par seulement 3 personnes

Au niveau de la direction de l'entreprise, le contexte semble tout aussi surprenant. Malgré des levées de fonds en milliards d'euros, aucun investisseur n'était présent au conseil d'administration de FTX, composé uniquement de 3 personnes : Sam Bankman-Fried lui-même, un employé de FTX et un avocat.

Les investisseurs étaient bien représentés, mais uniquement par un « conseil consultatif » qui n'avait aucun contrôle fonctionnel sur la société. Au point que FTX ne l'avait jamais informé de la nature de ses activités avec Alameda Research, à l'origine de la chute de l'entreprise[6].

Des due diligences qui n'auraient pas permis aux investisseurs d'identifier ces faiblesses

Compte tenu de ses excellents résultats financiers, les investisseurs en capital-risque les plus en vue de la Silicon Valley se pressaient au capital de FTX. La liste des investisseurs comprend ainsi : NEA, IVP, Iconiq Capital, Third Point Ventures, Tiger Global, Altimeter Capital Management, Lux Capital, Mayfield, Insight Partners, Sequoia Capital, SoftBank, Lightspeed Venture Partners, Ribbit Capital, Temasek Holdings, BlackRock et Thoma Bravo[7].

Il semble difficile d'imaginer que des acteurs de ce niveau n'aient pas effectué les due diligences nécessaires. 4 d'entre eux (qui ont souhaité rester anonymes) ont ainsi confirmé au New York Times avoir correctement étudié les finances de FTX, « qui montraient une entreprise saine et en pleine croissance »[8]. Ils ont toutefois confirmé ne pas avoir été au courant de l'éventuelle transaction entre FTX et Alameda Research ayant entraîné la chute de la société.

Les conséquences se sont avérées désastreuses : le fonds Sequoia Capital, qui avait investi 214 millions de dollars dans FTX après, de son propre aveu, une « due diligence rigoureuse »[9], déclarait il y a quelques jours :

« Sur la base de notre compréhension actuelle, nous déprécions notre investissement à 0 » - Sequoia Capital, 10 nov. 2022.

Selon certains analystes, « toute la question est de savoir si les choix d'investissement des fonds ont pu être influencés par la présence de Sam Bankman-Fried parmi leurs propres investisseurs »[10].

Y-a-t-il un auditeur dans l'avion ?

En 2021, Sam Bankman-Fried présentait le premier audit des résultats financiers de FTX comme une étape clé du développement de la plateforme :

Toutefois, les noms des auditeurs de FTX n'ont été révélés qu'à la veille de sa faillite, les comptes de FTX, dont le siège est aux Bahamas, n'ayant jamais été rendus publics.

Les résultats financiers de 2021 auraient été audités par deux cabinets américains « qui ont vanté leur expertise en matière d'actifs numériques dans une course à la conquête de marchés auprès du nombre croissant de sociétés de crypto-monnaies »[11]: Armanino et Prager Metis.

Pour l'instant, aucune information officielle n'indique quel type d'opinion ont émis ces deux cabinets, ni l'étendue du périmètre d'audit. Toutefois, selon la plateforme Coindesk, qui a pris connaissance des rapports établis par ces deux cabinets, leur mission, qui n'incluait pas la formulation d'une opinion, était établie ainsi :

« Obtenir une compréhension du contrôle interne pertinent pour l'audit afin de concevoir des procédures d'audit appropriées dans les circonstances, mais pas dans le but d'exprimer une opinion sur l'efficacité du contrôle interne [de West Realm Shires lnc. et de FTX Trading Ltd. et de ses filiales] »[12]

Le choix de ces deux cabinets interroge certains analystes : pourquoi FTX avait-t-elle eu recours à deux cabinets d'audit plutôt qu'un seul, et pourquoi, compte tenu de sa taille de son activité, n'avait-t-elle sélectionné un cabinet membre des Big 4 ?

Selon Forbes, si Deloitte et PwC avaient bien réalisé des missions pour FTX, celles-ci s'étaient en effet limitées au conseil, sans aucune prestation d'audit[13]. PwC aurait d'ailleurs pris des mesures pour limiter ses services à FTX US aux seuls services autorisés pour les auditeurs de sociétés publiques[14].

Qui sont Prager Metis et Armanino, les deux cabinets d'audit de FTX ?

Prager Metis compte environ 600 employés répartis dans 24 bureaux à travers le monde, et travaille dans des secteurs variés, dont notamment l'hôtellerie. Ce cabinet apparaît dans des rapports passés du Public Company Accounting Oversight Board (PCAOB), l'organisme de réglementation de la profession d'audit aux États-Unis. Les inspecteurs avaient alors constaté des lacunes dans les 4 audits de sociétés publiques réalisés par Prager Metis qu'ils avaient examinés [rapport consultable ici].

Armanino a quant à lui développé une spécialisation dans le secteur des actifs numériques et de crypto-monnaies, devenant l'un des cabinets comptables américains à la croissance la plus rapide, (458 millions de dollars de revenus au cours de son dernier exercice). En 2019, le PCAOB a publié ses commentaires sur les déficiences des processus globaux de contrôle de la qualité d'Armanino liés à son inspection de 2018, non corrigées dans l'année [rapport consultable ici].

Du côté d'Alameda Research, société « s½ur » de FTX à l'origine de ses difficultés, des états financiers consolidés étaient bien préparés sur une base trimestrielle. Cependant, selon John J. Ray III, nouveau CEO de FTX, « aucun de ces états financiers n'a été audité »[15]. Au point que le nouveau dirigeant indique ne pas avoir confiance dans les informations financières dont il dispose.

Des Bahamas aux États-Unis, les régulateurs pointés du doigt

C'est sans doute le point qui concentre toutes les attentions : la faillite de FTX s'explique-t-elle par une absence de régulation ? Rappelons le, FTX et Alameda Research, les deux sociétés au c½ur de cette faillite, étaient basées aux Bahamas[16]. Qu'en est-il de la régulation sur place ? Dans une déclaration au Parlement, le premier ministre Philip Davis a défendu les régulateurs des marchés financiers du pays :

« Sur la base de l'analyse et de la compréhension de la crise de liquidité de FTX à ce jour, nous n'avons identifié aucune déficience dans notre cadre réglementaire qui aurait pu éviter cela » - Philip Davis, premier ministre des Bahamas

Selon lui, l'organisme de régulation des Bahamas a pu « prendre les mesures immédiates » grâce au cadre réglementaire relatif aux actifs numériques déjà en place. Il a toutefois assuré que l'enquête sur FTX serait considérée comme prioritaire.

Quelques jours auparavant, les autorités du Bahamas prenaient des mesures contre la filiale bahamienne de FTX, FTX Digital Markets, assurant qu'aucun actif appartenant à l'entreprise ne pourrait être transféré sans l'approbation d'un liquidateur provisoire. Sam Bankman-Fried aurait d'ailleurs déjà été entendu par la police des Bahamas, où il réside[17].

Qu'en est-il aux États-Unis ? Selon la presse américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC) aurait démarré une enquête sur FTX et ses activités de prêts en crypto-actifs plusieurs mois avant sa faillite[18]. Binance, plateforme concurrente qui avait envisagé pendant un temps de racheter FTX au moment de son effondrement, a d'ailleurs motivé son revirement par l'existence de procédures en cours :

Depuis, les enquêtes se sont multipliées et FTX fait désormais l'objet d'investigations, non seulement de la SEC, mais aussi de la CFTC et du département de la Justice américain[19]. La réglementation américaine en matière de crypto-actifs, ou plutôt sa quasi-absence, est toutefois pointée du doigt :

 « Il n'existe pas d'équivalent à un agrément aux États-Unis. Juste une épée de Damoclès au-dessus des plateformes qui peuvent avoir peur de se faire rattraper par les régulateurs américains. Du coup, les plateformes font comme elles peuvent. Par exemple, Coinbase est entrée en bourse notamment pour jouer la carte de la transparence et la plateforme Kraken a obtenu la licence bancaire. FTX et bien d'autres ont choisi l'offshore » - Alexandre Stachtchenko, cofondateur de Blockchain Partner et directeur Blockchain et crypto chez KPMG, La Tribune, 17 nov. 2022[20].

Un modèle de régulation très éloigné de celui de l'Union européenne avec le règlement MiCA sur les marchés de crypto-actifs, validé le 10 octobre dernier par la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen.

[1] FTX management tracks down $1.24bn in cash holdings, Financial Times, 22 nov. 2022

[2] New Chief Calls FTX's Corporate Control a ‘Complete Failure', New York Times, 17 nov. 2022

[3] Cryptos : les premiers éléments qui expliquent la faillite de FTX, La Tribune, 17 novembre 2022

[4] New Chief Calls FTX's Corporate Control a ‘Complete Failure', New York Times, 17 nov. 2022

[5] New Chief Calls FTX's Corporate Control a ‘Complete Failure', New York Times, 17 nov. 2022

[6] Investors Who Put $2 Billion Into FTX Face Scrutiny, Too, New York Times, 11 nov. 2022

[7] Investors Who Put $2 Billion Into FTX Face Scrutiny, Too, New York Times, 11 nov. 2022

[8] Investors Who Put $2 Billion Into FTX Face Scrutiny, Too, New York Times, 11 nov. 2022

[9] FTX : liens opaques entre Sam Bankman-Fried et les fonds de capital risque, Les Echos, 15 nov. 2022

[10] FTX : liens opaques entre Sam Bankman-Fried et les fonds de capital risque, Les Echos, 15 nov. 2022

[11] FTX collapse puts its auditors in the spotlight, Financial Times, 13 nov. 2022

[12] A Complete Failure of Corporate Controls': What Investors and Accountants Missed in FTX's Audits, Coindesk, 18 nov. 2022

[13] Stripe, Deloitte, Sullivan & Cromwell Are Among 53 FTX Advisors, Vendors And Bankers Weathering Exchange's Collapse, Forbes.com, 10 nov. 2022

[14] 'A Complete Failure of Corporate Controls': What Investors and Accountants Missed in FTX's Audits, Coindesk, 18 nov. 2022

[15] Declaration of John J. Ray III in support of Chapter 11 petitions and first day pleadings, 17 nov. 2022 [téléchargeable ici]

[16] A Complete Failure of Corporate Controls': What Investors and Accountants Missed in FTX's Audits, Coindesk, 18 nov. 2022

[17] La faillite de FTX fait trembler le monde des cryptos, Les Echos, 14 nov. 2022

[18] FTX, une déroute révélatrice des fragilités du marché des cryptos, Les Echos, 10 nov. 2022,

[19] La faillite de FTX fait trembler le monde des cryptos, Les Echos, 14 nov. 2022

[20] Faillite de FTX : ce que proposent les plateformes de cryptos pour rassurer leurs clients, La Tribune, 17 nov. 2022



Julien Catanese Aubier
Diplômé d'expertise comptable, après 7 ans en tant que rédacteur en chef puis directeur de la rédaction Fiscalistes et experts-comptables chez LexisNexis, Julien rejoint l'équipe Compta Online en tant que Directeur éditorial de juin 2020 à octobre 2023.