[Interview] Audit de durabilité : à quoi faut-il s'attendre avec l'entrée en vigueur de la CSRD ?

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L'entrée en vigueur progressive de la Corporate sustainability reporting directive (CSRD) bouleverse la publication d'informations de durabilité, ou « extra-financières », par les entreprises. Ce texte européen prévoit en effet des règles pour mettre fin au greenwashing et imposer la production de données détaillées, fiables et comparables. La question de la certification de ces données se pose également : les commissaires aux comptes, sans être les seuls acteurs du marché, se positionnent déjà.

Dans ce contexte, Florence Peybernès, présidente du Haut conseil au commissariat aux comptes (H3C), apporte un éclairage précieux sur l'évolution du marché de l'audit et du métier des auditeurs. Elle annonce également plusieurs changements au sein même de l'organisme régulateur, à commencer par son changement de nom.

Les commissaires aux comptes certifient déjà des informations de durabilité, notamment dans le cadre de la Déclaration de performance extra-financière (DPEF). Malgré cela, doivent-ils anticiper des changements significatifs avec l'introduction de la CSRD ?

Effectivement, le changement apporté par la CSRD ne doit pas être négligé. L'écart avec la DPEF est très significatif, pour deux raisons au moins. Le volume de données à traiter d'abord : les entreprises auront l'obligation de se positionner en termes de décarbonisation, de respect des droits fondamentaux, de mesures anticorruption et de bonne gouvernance. Les informations à apporter, ensuite : il faudra en effet décrire des trajectoires avec des objectifs quantitatifs précis à atteindre.

Face à cette nouvelle obligation, les commissaires aux comptes ayant déjà effectué une mission relative à la DPEF pourront bien sûr capitaliser sur leur expérience des données extra-financières. Généralement, ils accueillent positivement la CSRD car ils ont constaté que la DPEF laisse une marge de man½uvre importante aux entreprises, entraînant une grande hétérogénéité des informations publiées.

Les commissaires aux comptes qui n'ont jamais travaillé de données extra-financières restent malgré tout des professionnels de l'audit. Ils devront cependant appliquer ces compétences à de nouveaux types de données.

Bien sûr, tous les commissaires aux comptes ne feront pas le choix de la certification de données de durabilité. Ceux qui voudront s'y lancer, en revanche, devront suivre une formation solide dans ce domaine, obligatoire et faisant l'objet d'une évaluation.

En matière de certification des données de durabilité, le H3C va superviser deux catégories de professionnels : les commissaires aux comptes, d'une part, et les prestataires de services d'assurance indépendante (PSAI) d'autre part. Compte tenu des nombreuses obligations pesant sur les CAC, comment garantir une concurrence équitable ?

Cette question relève principalement de la Direction des affaires civiles et du Sceau (DACS), dont le Directeur s'est exprimé récemment, lors d'un colloque que nous avons organisé[1]. Il a clairement affirmé sa volonté de prévenir toute distorsion de concurrence sur le marché de l'assurance en matière de durabilité.

Quelle est la situation actuelle ? Les PSAI présentent une grande diversité : ce ne sont pas seulement des entreprises membres de Filiance[2], mais aussi des avocats et des experts comptables, qui ont exprimé leur intérêt pour ces missions. Pour pouvoir réaliser des missions d'assurance extra-financières, les PSAI doivent être accrédités par le COFRAC[3].

Toutefois, la directive pose comme modèle les commissaires aux comptes, qui se conforment à des normes et contraintes professionnelles strictes, y compris un code de déontologie et une obligation de rendre compte à un régulateur. Les CAC sont, par la directive, dispensés de l'accréditation COFRAC comme le Garde des Sceaux l'a confirmé publiquement lors des Assises de la profession en décembre dernier.

La supervision de cette nouvelle mission sera assurée par le H3C, qui sera renommé la H2A (Haute autorité de l'audit). Les PSAI devront être en outre accrédité par le COFRAC, qui continuera à vérifier, comme il le fait pour les OTI, tous les 15 mois, que les conditions d'accréditation sont toujours respectées. De notre côté, en tant que régulateur, nous superviserons directement le travail des CAC. Petite précision, dans le cadre des mandats EIP, la supervision des missions d'assurance en matière de durabilité nous revient clairement, CAC ou PSAI.

Pour que la concurrence entre CAC et PSAI soit équitable, plusieurs changements seront apportés :

  • les PSAI seront également soumis au secret professionnel et à l'obligation de révélation des faits délictueux ;
  • ils devront déclarer les signataires personnes physiques (ingénieur, technicien, etc.) qui engageront leur propre responsabilité, indépendamment de la responsabilité de la personne morale ;
  • les même règles déontologiques, celles des CAC, s'appliqueront à eux.

C'est donc un changement beaucoup plus important pour les PSAI que pour les CAC.

Lors d'une conférence récente[4], Hervé Gbego, vice-président du Conseil national de l'Ordre des experts-comptables en charge de la Durabilité, a indiqué « travailler pour que les experts-comptables soient en mesure de réaliser des audits ». Quel est votre position à ce sujet ?

Le statut de PSAI est ouvert aux experts-comptables comme à toute personne remplissant les conditions de l'accréditation COFRAC. Cependant, pour réaliser des missions d'assurance en matière d'informations de durabilité, ils doivent obtenir une accréditation COFRAC. Ce n'est pas négligeable, car la norme d'accréditation ISO 17029 est exigeante. Un travail important doit être réalisé : décrire les processus internes, les adapter le cas échéant, démontrer les compétences du personnel affecté. C'est un processus assez lourd.

Les experts-comptables qui feraient ce choix et obtiendraient l'accréditation COFRAC se trouveraient ensuite sous la supervision du régulateur que je représente.

 

Il n'est donc pas prévu que les experts-comptables, en tant que profession, soient autorisés à réaliser des missions de certification des informations de durabilité ?

C'est exact. La seule autorisation donnée à une profession est celle accordée aux commissaires aux comptes et il n'y en aura pas d'autres. Tous les autres professionnels, dont les experts-comptables, sont dans la catégorie des PSAI, et doivent obtenir une certification COFRAC.

 

Pouvez-vous nous parler du changement de nom du H3C, annoncé lors des dernières Rencontres du H3C[5] ?

Je vous confirme que le H3C devrait changer d'appellation pour devenir la Haute autorité de l'audit (H2A), à compter du 1er janvier 2024. Ce n'est d'ailleurs pas le seul changement. Le H2A comptera deux instances distinctes, avec un collège réduit à 12 personnes, contre 14 actuellement, et une commission des sanctions, complètement indépendante, avec 5 autres membres nommés par décret.

Nous allons également intégrer au collège des compétences que nous n'avions pas encore, en matière de durabilité et de transformation écologique. En outre, nous allons modifier les processus de normalisation, avec deux commissions distinctes : l'une pour la normalisation des textes de l'audit financier, et une autre pour la normalisation en matière de durabilité. Nous lanceront prochainement un appel à candidatures à ce sujet. Nous devrons également augmenter nos ressources pour pouvoir accomplir cette nouvelle mission, en recrutant des agents qui se consacrerons à cette nouvelle mission de contrôle des diligences des vérificateurs.

 

Compte tenu du bouleversement lié à l'entrée en vigueur de la CSRD, peut-on s'attendre au démarrage à une certaine souplesse, tant dans la réalisation des audits que dans votre supervision ?

Effectivement, les professionnels qui devront certifier des informations de durabilité auront à jouer un rôle d'accompagnement plus que de contrôle. L'objectif de la CSRD est d'imposer aux entreprises la production d'une information comparable et vérifiable. L'atteinte de cet objectif ne sera pas facile, car on constate une grande hétérogénéité des pratiques aujourd'hui. Certaines entreprises devront nécessairement modifier leur approche, notamment en encourageant davantage la collaboration entre les équipes de la direction financière et les directions ESG.

Lors des premières années d'application de la directive, les professionnels, commissaire aux comptes ou PSAI, feront donc plutôt des observations pour entraîner des changements de comportement. L'avis technique que nous sommes en train de rédiger a privilégié l'usage des réserves dans les situations les plus graves.

 

Où en est l'avis technique que vous évoquez ?

Il est presque terminé, et nous espérons le publier à la fin du mois de juin. Il a été élaboré sous ma présidence, en collaboration avec la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) et Filiance. Nous nous sommes réunis autour de la table pour produire un avis technique qui permettra d'accompagner ces professionnels lors de leurs premières années d'exercice et surtout de comprendre le niveau de détail des travaux attendus. Comment analyser la table de matérialité de l'entreprise, comment s'assurer de la collecte exacte des données, comment garantir que le périmètre du reporting est le même que celui des comptes... tout cela sera décrit dans cet avis. Il sera traduit en anglais, car il est très attendu par nos homologues européens.

Bien sûr, lorsque la prochaine norme européenne d'audit sera adoptée, elle s'imposera à la France. Mais cet avis technique a justement pour but de fournir des lignes directrices aux professionnels en attendant l'adoption de cette norme. Cela doit aussi permettre de rassurer le marché, d'expliquer clairement ce qui est attendu par le régulateur. C'est essentiel.

Le reporting de durabilité fait l'objet de débat au niveau international, avec d'une part l'approche européenne, portée par l'EFRAG, avec son principe de double matérialité[6], et l'approche de l'IAASB, et la matérialité simple. Quelle est votre position à ce sujet ?

Effectivement, ce débat persiste. Je veux être claire : l'avis technique que nous rédigeons s'aligne sur les textes européens. Bien sûr, nous tenons compte de la ligne de l'IAASB, car cela reste dans l'univers audit, mais notre préoccupation n'était pas de travailler pour le monde entier. Nous travaillons pour la France et nos homologues européens, en tenant compte des textes européens.

Que disent ces textes ? Ils parlent d'abord de double matérialité, un concept que nous avons intégré dans notre avis technique. La directive est aussi très claire sur ce qu'elle attend des données publiées, qui doivent être comparables, pertinentes, vérifiables... Nous avons également repris ces exigences dans l'avis technique, car elles sont dérivées de la directive européenne.

Si l'IAASB souhaite que ses normes soient acceptées par l'Europe, elle doit prêter attention au texte de la directive. La Commission européenne ne pourra pas accepter en l'état une norme internationale qui omettrait des sujets aussi importants que celui de la double matérialité. C'est un choix de l'Union européenne très affirmé.

[1] NDLR : Rencontres de la durabilité du H3C,

[2] FILIANCE représente les leaders mondiaux du secteur du Testing, Inspection, Certification (TIC) tels que Afnor Certification, Apave, Bureau Veritas, Dekra, Qualiconsult, SGS, Socotec.

[3] Le Comité français d'accréditation

[4] Colloque inaugural d'Ensemble pour agir, 8 juin 2023 à Paris, voir notre article à ce sujet.

[5] Rencontres du H3C - Réalités et défis de la CSRD - Perspectives du devoir de vigilance, 14 juin 2023

[6] Le principe de double matérialité prévoit que l'entreprise doit non seulement s'exprimer sur les impacts de son modèle sur l'environnement, mais aussi de l'impact de l'environnement sur son modèle. Le principe de matérialité simple, au contraire, ne prend en compte que les impacts de l'environnement sur l'entreprise.



Julien Catanese Aubier
Diplômé d'expertise comptable, après 7 ans en tant que rédacteur en chef puis directeur de la rédaction Fiscalistes et experts-comptables chez LexisNexis, Julien rejoint l'équipe Compta Online en tant que Directeur éditorial de juin 2020 à octobre 2023.