Et si la profession comptable « s'illimitait » ?

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La veille sur les réseaux sociaux, les échanges informels avec les confrères et les collaborateurs, les entretiens avec les partenaires de la profession et surtout les confidences des clients et en particulier chefs de petites entreprises, commerçants et artisans, tous ces éléments forment un lac de données informel riche d'informations et dont on tire très peu d'enseignements.

Disposant d'un peu de temps (!) ma plongée dans ce « data lake » sans à priori ni intérêt partisan ou économique quelconque et avec un certain recul m'amène à vous faire partager mes réflexions sur 4 sujets qui, pourquoi pas, pourraient alimenter la réflexion des candidats pour leur programme en vue des prochaines élections professionnelles.

L'information, la formation des chefs de TPE, artisans et commerçants

Les articles, analyses, conseils pour la mise en ½uvre de la facture électronique ne manquent pas. Je ne crois pas en avoir vu beaucoup qui concernent et s'adressent à cette typologie de clientèle, on a même parfois l'impression que n'existent que des PME. Vos clients boulangers, fleuristes, restaurateurs, artisans du bâtiment, etc. savent-ils ce qui les attend le 1er janvier 2026, sont-ils correctement équipés en logiciels, caisse enregistreuse pour faire face à leurs obligations de e-invoicing et de e-reporting ? Experts-comptables vous serez formés, vos collaborateurs aussi , mais vos clients ? qui se charge de les accompagner dans le choix et la mise en ½uvre des outils et de l'organisation adaptées ?

Sur les réseaux sociaux l'optimisme est de rigueur mais les experts-comptables qui s'expriment sont-ils le reflet de l'ensemble de la profession ? Si pour eux-mêmes les « cabinets à faible effectif » pourront faire face, qu'en sera-t-il pour leurs clients ? La mise en ½uvre de la facture électronique c'est autre chose que le passage à l'Euro ou à l'an 2000 !

La profession s'est dotée d'une école pour former ses futurs collaborateurs, la formation est, grâce aux nombreuses propositions des instances et des syndicats professionnels, exemplaire et ce depuis toujours. Mais pour les clients, rien de collectif (on m'objectera que ce n'est pas le rôle de la profession ?), chacun pour soi...

Et si la profession créait une école ? une université ? un espace dans lequel seraient proposées les indispensables formations pour la réussite de ces chefs d'entreprise, un espace ou seraient présentés les outils reconnus par la profession avec un accompagnement permettant leur prise en main rapide ? Un tel projet serait triplement bénéfique : pour les chefs d'entreprise bien sûr mais aussi pour les éditeurs et les cabinets comptables qui auraient beaucoup moins à intervenir pour répondre aux inévitables questions des clients. Bien sûr ni les instances, ni les syndicats ne peuvent prendre en charge tel projet mais ils peuvent donner l'impulsion. Comme vous le savez des structures créées par des experts-comptables existent déjà, il suffit de la volonté des uns et des autres pour les entrainer sur un tel projet... La période de mise en ½uvre de la facture électronique est le moment idéal... mais il y a urgence !

Le marché des datas

Ces dernières semaines deux articles ont attiré mon attention en matière d'exploitation des datas.

Avec le premier je découvre un site www.realdatamedia.fr dont l'objectif annoncé est « de favoriser l'usage, la qualité et la circulation de la donnée immobilière et de « promouvoir le marché de la data et en développer les usages » (en bref).

Le second https://www.lefigaro.fr nous informe que « La plus grande banque américaine va analyser l'historique d'achats de ses clients pour leur proposer des promotions personnalisées au sein de leur application bancaire ». Certes, notre profession a elle aussi des projets en matière de data et notamment la création de son propre data lake. On voit ici que les concurrents (je parle des banquiers) vont plus loin dans l'exploitation des datas. Depuis plusieurs années, comme certains, je suis persuadé qu'il faudra monétiser les données. Au contraire des autres acteurs, notre statut impose que le profit tiré de l'exploitation des données qui leur appartiennent soit partagé. Les contraintes de notre profession ne permettent pas de mettre en ½uvre des solutions qui vont dans ce sens. Des structures créées par des experts-comptables et qui ont fait leurs preuves en matière de traitement de données existent, elles pourraient -elles- apporter des solutions pour une exploitation des données clients/experts-comptables avec un objectif gagnant/gagnant...

Là encore il a urgence car les acteurs « commerciaux » sont déjà à la man½uvre.

Communication et attractivité

En suivant les comptes X de France Num et de l'Afnic, j'avais découvert il y a maintenant plus de deux ans l'émission de télévision Connecte Ta Boite. J'avais découvert dans l'équipe d'experts qui accompagne des TPE dans leur transformation numérique la présence d'une jeune experte-comptable. J'ai immédiatement pensé : mais pourquoi notre profession n'est-elle pas partenaire d'une telle émission ? C'était d'évidence coup double : attractivité pour attirer les jeunes vers notre métier et montrer que l'expert-comptable ce n'est pas que compta et CERFA ! (je n'ose ajouter une image jeune et... féminine !) Mais pourquoi donc la profession ne s'est-elle pas intéressée à cette émission aux cotés de partenaires réputés ?

Administrateur et adhérent d'un OGA créé par des experts-comptables, j'ai ½uvré pour que nous participions à la 3ème saison de l'émission. Si de très bonnes audiences montrent l'intérêt du public pour une telle émission (3 millions de téléspectateurs sur BFM et RMC, plus de 800 000 vues sur Linkedin des tutos de notre cons½ur... en moins de trois mois). Force est de constater que la profession ne semble pas mesurer le profit qu'elle pourrait en tirer. Elle semple préférer les schémas classiques de communication avec juste une variante dans les messages en fonction des agences de communication.

J'ai également constaté sur les réseaux sociaux l'intérêt que portaient de jeunes confrères, des mémorialistes et étudiants en comptabilité h/f à une autre émission : « Qui veut être mon associé » sur M6. En revanche, les experts-comptables n'y sont pas représentés. S'agissant d'une émission de divertissement les producteurs ont s'en doute jugé qu'un expert-comptable ce n'est pas assez fun ! Je persiste à penser qu'une émission imaginée, animée par des experts-comptables a toute sa place sur une chaine de télévision grand public. Au niveau d'un OGA nous l'avons fait, imaginez un instant si l'ensemble de la profession se mobilisait ! Les jeunes expert(e)s-comptables (et les futur(e)s) que je côtoie sur les réseaux sociaux ont le talent, l'imagination, l'humour (indispensable !) pour animer une émission d'information susceptible d'attirer au-delà du seul public intéressé par l'entreprenariat et tous les sujets annexes (économie, fiscalité, politique, société etc.). J'ai par ailleurs remarqué que sur les RS, les experts-comptables n'hésitent pas à afficher de plus en plus des messages politiques.

L'expert-comptable, le CAC, le Ministre et Bercy

Ce quatrième thème est délicat et je ne m'y engage qu'avec une extrême précaution. La dernière attaque en règle contre les commissaires aux comptes vient s'ajouter à d'autres signaux qui amènent à s'interroger sur le regard (?) que portent les ministres de tutelle et les fonctionnaires de Bercy sur nos professions. Le projet d'augmenter les seuils de nomination des commissaires aux comptes a été qualifié par certains confrères de « scandale d'État », de « guerre » de « diktats irréfléchis d'une haute administration*... ». Après le retrait du projet j'ai également relevé « nous avons gagné une bataille mais pas la guerre ». Au-delà de ces sévères appréciations je relèverai plutôt dans la forme de l'annonce, un certain mépris qui devrait nous amener à nous interroger sur la « qualité » (?) de nos relations avec d'une part les politiques et d'autre part les fonctionnaires de Bercy. Cet épisode me fait penser à cette réunion menée par un directeur de Bercy il y a quelques années, réunion au cours de laquelle celui-ci, s'appuyant sur une expérience personnelle, a tenu des propos « peu amènes » (je modère mes mots) sur ce qu'il pensait des experts-comptables. Son ascension dans la hiérarchie (suivie sur les RS !) n'a certainement pas dû faire évoluer son appréciation.

L'objectivité impose cependant d'aller plus loin dans la réflexion sur ce thème. D'abord, l'anecdote racontée par ce directeur peut légitimement justifier son appréciation : certains confrères seraient bien inspirés de faire preuve de discrétion et de prudence dans l'affichage de leurs « exploits » en matière fiscale et ce en toute occasion (on ne sait pas toujours à qui l'on a à faire !).

Quasiment à l'instant où était annoncée une (éventuelle) hausse des seuils CAC, Bercy affichait des chiffres record en matière de redressements fiscaux : plus de 17 milliards. Une analyse de la motivation de ces redressements serait très enrichissante pour la profession. La présence de commissaires aux comptes n'a pas non plus évité de nombreuses défaillances d'entreprises ces dernières années.

Jugement hâtif penseront certains mais j'ai parfois l'impression que si nous pensons, nous, être « tiers de confiance », à Bercy n'accorderaient-ils à notre profession « qu'un tiers de confiance » si celle-ci pouvait se diviser...

Un sage de la profession rappelle souvent que finalement le premier client des experts-comptables est Bercy. Ne serions-nous que des supplétifs de Bercy ? L'épisode « Seuils des CAC » ne démontre-t-il pas la situation de dépendance de nos professions à la toute puissante Administration ? Nous contestons les décisions lorsqu'elles pénalisent notre activité mais sommes « aux anges » quand Bercy, par exemple, nous fait l'aumône d'un ECF (l'occasion d'un nouveau CERFA pour une prestation qui était à 80% déjà réalisée pour nos clients !). Experts-comptables et commissaires aux comptes, ne sommes-nous pas d'ailleurs sous tutelle ? (la tutelle en droit français est une forme de pouvoir exercé par une personne morale de droit public sur une autre).

Sans oublier pour les commissaires aux comptes l'½il vigilant de la H2A et sa commission des sanctions.

Un peu lourd tout ceci pour des professions dites libérales vous ne trouvez-pas ? Le prix de la protection d'un statut ?

Je ne sais pas pourquoi, à cet instant me reviens en mémoire cette fable de La Fontaine : Le loup et le chien... (exagération ? sans doute...)

Peut-on dès lors imaginer un minimum d'émancipation de nos professions ? En complément des activités protégées et règlementées permettez-moi de suggérer ces deux pistes de réflexion :

  • pour les experts-comptables et les TPE : une expérience déjà menée démontre que nous pouvons garantir le remboursement de l'impôt en cas de redressement fiscal sur un point que l'expert-comptable n'aurait pas relevé. OUI, ce risque est assurable et avec un cout particulièrement raisonnable, OUI nous pouvons le garantir compte tenu de la qualité de nos travaux (selon certaines conditions et obligations). Je maintiens que la signature de l'expert-comptable vaut plus qu'un imprimé CERFA. Le ministre veut supprimer les imprimés CERFA, le 3030 peut déjà sauter. Parenthèse : le ministre annonce la suppression des imprimés CERFA, vous y croyez, vous ? À mon avis le CERFA sera remplacé par l' IA... Imprimé Administratif !!!
  • pour les commissaires aux comptes et les entreprises déjà sorties de l'obligation légale de nomination au fil de l'augmentation des seuils et celles qui ne manqueront pas de suivre, si nous laissions aller notre imagination.  

Lors de l'épisode seuil j'ai relevé ces réactions des commissaires « exigence économique forte dans une période troublée... brèche dans la justice économique de notre pays... insécurité financière... Manque de respect des parties prenantes de l'entreprise* etc., etc. ». Un constat s'impose : plusieurs milliers d'entreprises sont sorties du contrôle des CAC. Si ni les grands syndicats patronaux, ni les parlementaires n'ont demandé cette nouvelle augmentation des seuils, ils ne s'y sont pas opposés, pas plus qu'à celle de février 2024. Sans compter le silence des banques, on a vu mieux en matière de soutien. Si l'exigence économique forte se trouvait confirmée, quelle réponse la profession comptable pourrait-elle apporter en toute indépendance, en toute liberté ? Et si la profession comptable devenait l'équivalent d'une agence de notation indépendante ? Oui, les entreprises tour à tour clients ou fournisseurs ont besoin de savoir avec qui ils contractent, les banquiers doivent savoir s'ils peuvent prêter ou pas, les salariés doivent être rassurés sur la santé de leur entreprise. Les particuliers ont les mêmes besoins d'information et de sécurité. Certes, l'obligation légale (la contrainte) est « confortable et rassurante » mais n'est-ce pas, pour une profession libérale, l'utilité économique qui doit justifier la mission sauf à dépendre des « diktats de la haute administration* » ?

*extraits d'un post Linkedin d'André-Paul Bahuon


 

Serge Heripel est expert-comptable retraité et administrateur de l'organisme mixte de gestion agréé France Gestion.