Le délit d'entrave à la lumière de la mission du commissaire aux comptes

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Rares sont les arrêts rendus visant le délit d'entrave. Cet arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2024 (n°23.81-826) est donc précieux, même s'il s'inscrit dans la veine de certaines décisions en retenant une conception large du délit, et donc une solution sévère à l'égard des dirigeants.

Faits

En l'espèce, le commissaire aux comptes d'une société s'était présenté dans les locaux de la société contrôlée après avoir pris rendez-vous avec la comptable salariée.

Arrivée sur place, il constatait que cette dernière s'était absentée. Il sollicitait alors le personnel présent afin de se faire communiquer les pièces nécessaires à son contrôle. Ledit personnel refusait.

Il apparaîtra ensuite en procédure que la comptable s'était sciemment absentée, sur instruction du dirigeant.

Il apparaissait, enfin, que la plupart des pièces sollicitées seraient bien, dans un deuxième temps, communiquées par le dirigeant.

Ce dernier s'expliquait sur son attitude, en relevant simplement qu'il souhaitait être le seul interlocuteur du commissaire aux comptes.

Question de droit

Le délit d'entrave se définit comme le fait de « mettre obstacle aux vérifications ou contrôles des commissaires aux comptes (...) ou de leur refuser la communication sur place de toutes les pièces utiles à l'exercice de leur mission, et, notamment, de tous contrats, livres, documents comptables et registres de procès-verbaux ».

La question est toujours de savoir à partir de quel moment cette entrave est caractérisée et comment la prouver. Entre le refus clair de laisser le commissaire aux comptes accéder aux locaux et les atermoiements de quelques jours, existent toutes sortes de situations où le commissaire aux comptes peut s'interroger : suis-je face à une société mal organisée ou face à un dirigeant auteur d'une entrave ?

Quelques exemples en témoignent, et la tendance s'est toujours orientée vers une conception extensive du délit :

  • défaut de fourniture de documents [1] ;
  • fourniture de documents incomplets [2] ;
  • attitude imposant au commissaire aux comptes un contrôle dans l'urgence [3] ;
  • mensonges de dirigeants sociaux [4] ;
  • présentation de pièces dissimulant des pertes et surévaluant l'actif d'une société [5] ;
  • atermoiements inexcusables [6].

Question de fait

Il n'y pas toujours refus net mais plutôt refus nuancé... Les faits de l'espèce révèlent cette situation.

D'un côté, le commissaire aux comptes avait obtenu un rendez-vous et son emploi du temps n'étant pas extensible, un déplacement inutile n'est pas toujours rattrapable ; la mission du commissaire aux comptes peut donc être perturbée.

De l'autre, le dirigeant avait, dès le lendemain, adressé la plupart des documents attendus.

Solution

Face à cette situation, la Cour de cassation va faire le choix de la rigueur, voire de la sévérité, en confirmant la condamnation du dirigeant pour délit d'entrave.

Le fondement retenu est intéressant : en l'état de ces énonciations, dont il résulte que la cour d'appel a établi le refus volontaire du prévenu de communiquer au commissaire aux comptes sur place des pièces utiles à l'exercice de sa mission, et dès lors que la communication de ces pièces le lendemain de la visite du commissaire aux comptes ne présente pas les mêmes garanties que leur remise immédiate, la cour d'appel, qui n'avait pas à caractériser en outre une volonté du prévenu d'entraver la mission du commissaire aux comptes, a fait l'exacte application des textes visés au moyen.

Portée

Tout d'abord, il est relevé que le refus volontaire du jour n'est pas affecté par la remise volontaire du lendemain car celle-ci ne présente pas les mêmes garanties. Sans aller trop loin, il n'est pas interdit de penser que les magistrats songent à un dirigeant qui aurait modifié, réorganisé ou préparé une présentation différente, de nature à tromper le commissaire aux comptes.

Ensuite, et sur un plan juridique, il est indiqué que la cour d'appel n'avait pas à caractériser une volonté du prévenu d'entraver la mission du commissaire aux comptes.

La formule est ambiguë, puisqu'il est relevé « un refus volontaire », le délit d'entrave demeurant par principe une infraction intentionnelle. Il est permis de penser que la Cour de cassation n'exige pas des juges du fond qu'ils relèvent une volonté d'entraver la mission globale du commissaire au compte, ce qui permet d'éviter l'examen du caractère déterminant ou non de la pièce retenue.

La sévérité de cette solution reste donc fondée. Elle l'est d'autant plus qu'il ressort de l'arrêt que le dirigeant condamné était par ailleurs auteur d'abus de biens sociaux révélés par le commissaire aux comptes. Il n'est ainsi pas absurde de penser que l'existence du délit d'abus de biens sociaux, que le dirigeant voulait dissimuler au commissaire aux comptes, a pu le pousser vers le délit d'entrave....



Julien Gasbaoui
Avocat au Barreau de Paris et maître de conférences associé à l'Université d'Aix-Marseille

Le cabinet Gasbaoui avocats défend les experts-comptables devant les juridictions pénales, civiles et disciplinaires.
www.gasbaouiavocats.com

[1] CA Reims, 27 mai 2009  : JurisData n° 2009-022510

[2] T. corr. Paris, 30 mai 1990 : bull. CNCC 1990, p. 365, note E. Pontavice

[3] Rép. Min. just. n°29456 à M. Valbrun : JOAN 21 oct. 1976, p. 6838

[4] Lettre du garde des Sceaux au président de la CNCC, 3 mars 1978 : bull. CNCC 1978, n°30, p. 131

[5] Crim. 9 septembre 2009 n°08-83.212, F-D : JurisData n° 2009-049041

[6] TGI, Paris, 11e ch. 30 mai 1990