[Tribune] Data et experts-comptables : poser les questions n'est-ce pas déjà y répondre ?

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25 millions d'¤, c'est la dernière levée de fonds de juillet 2023 pour la Comptatech. Réalisée auprès d'un fonds d'investissement britannique au profit de Dougs, elle fait moins de buzz dans la profession que les deux levées de fonds de Drakarys. Une évidence : jouer dans la cour des acteurs de la Comptatech demande d'importants besoins.

Une tribune de Serge Heripel.

Questions sur l'indépendance numérique de la profession

Compta Online ne manque pas de nous le rappeler régulièrement. Les chiffres récents concernant, par exemple, Pennylane[1] sont à cet égard éloquents : 29,5 millions en avril 2023 (au total 113,5 millions ¤).

L'objectif de Drakarys est certainement louable et l'on pourra arguer de la qualité du choix des investissements mais cette structure aura-t-elle les moyens de ses ambitions ? S'est-on posé la question : combien coûte réellement l'indépendance numérique de la profession ? Qu'entend-on par indépendance numérique ? Est-ce un objectif réaliste ? Raisonnable ? Toute la profession le souhaite-t-elle ? Une prise de participation minoritaire garantit-elle l'indépendance ? Au-delà de ce choix, que se passera-t-il lorsqu'un nouvel acteur de la Comptatech développera le nouvel outil révolutionnaire ? Je laisse le soin aux experts-comptables de débattre de ce sujet.

N'oublions pas ce que sont devenus en leur temps certains partenaires de la profession particulièrement innovants tels Coala ou Ibiza par exemple. Très récemment Welyb n'est-elle pas achetée par Isagri ? L'histoire montre que l'on trouve toujours plus innovant que soi... et que l'on peut céder aux propositions d'entreprises riches et intéressées. Les plus anciens d'entre nous se rappelleront certainement le devenir de CCMC[2].

Pendant cette période estivale, deux documents ont retenu mon attention. D'abord l'article ECMA « Lumière sur le « datalake » de la profession »[3] et surtout le rapport de juin 2023 de la fédération française du bâtiment « Mobiliser les données au service de l'IA et de l'innovation dans le secteur du bâtiment »[4]

Depuis 2019 je suis convaincu que les data des experts-comptables (donc de leurs clients) et de leur exploitation sont les atouts majeurs du futur de la profession. 2019 !!! Une éternité à l'échelle des Data, de la transformation numérique et de l'IA.

Simple observateur, je constate qu'il est plus facile pour la profession d'investir 50 millions dans un immeuble de prestige (à ce sujet permettez-moi cette digression : « ce n'est pas la cage qui fait chanter l'oiseau ! ») que dans les outils qui pourraient faire de la profession un acteur incontournable de la collecte et de l'exploitation des données des entreprises.

De quelles données parle-t-on ?

Dès 2019 ce sujet était posé et un groupe #GTDATA créé, mais une fois encore les aléas des élections professionnelles... Aujourd'hui ECMA nous présente le « datalake experts-comptables », ses études sectorielles, les données partenaires. Une bonne nouvelle pour la profession mais rappelons que Atometrics exploitait déjà ces données en open data, la fédération des centres de gestion agréés FCGA fournissait déjà informations, analyses et comparatifs sur cette population -les entreprises individuelles- dont ECMA nous dit qu'elles manquent aujourd'hui.

ECMA écrit : « 400 000 comptes publiés et disponibles en open data ou quelques 600 000 comptes (en comptant l'open data) à disposition dans le datalake de jedataviz.com ! ». Dans le rapport de la FFB, je relève : « sur les 427 000 entreprises, en 2021, on compte 403 400 structures de moins de 10 salariés ». 403 400 pour le seul secteur du bâtiment ! À la belle époque (!), la FCGA traitait pas moins de 400 000 bilans d'entreprises individuelles.

La profession ne dit-elle pas qu'elle est présente auprès de 3 800 000[5] entreprises ? D'évidence, il y a des trous dans la raquette ! Comment dans ces conditions la profession peut-elle être crédible en matière de data et ce, malgré la qualité de ses données ?

Plus important encore : tous les experts-comptables - quelle que soit la taille de leur cabinet - sont-ils prêts à jouer le jeu ? Qu'en pensent les plus « gros fleuves » qui, avec les « ruisseaux », pourraient alimenter le « datalake experts-comptables », ceux qui détiennent les plus importants « gisements de data » ? (Cerfrance 320 000 dossiers, Fiducial 338 500, KPMG 100 000[6], In Extenso 120 000...). La tentation doit être forte de garder pour soi « ses chères data ». Et si le vrai challenge de la profession était là : faire mieux et plus vite que l'INSEE grâce à la fraîcheur des data experts-comptables soulignée à juste titre par ECMA.

Une chose est sûre : quelle que soit la taille du cabinet ou du réseau, aucun n'est capable, par exemple, de fournir seul des informations concernant les 400 000 TPE de la fédération française du bâtiment. Et si demain les fédérations professionnelles s'emparaient elles-mêmes de leurs data ? La raison l'emportera-t-elle ? Prévoir, anticiper...

D'autres questions se posent

Viennent d'autres questions :

  • le statut associatif d'ECMA est-il le meilleur choix pour valoriser ces data ? En février 2020, je posais déjà la question : « une PROFESSION (de surcroît réglementée) peut-elle être aussi « agile » qu'une véritable entreprise ? Peut-elle réagir, décider, investir, innover aussi rapidement que n'importe quelle entreprise ? »
  • une structure commerciale dont la profession détiendrait la majorité ne permettrait-elle pas d'intégrer ou de s'associer avec des acteurs qui ont déjà une belle avance en ce domaine (Ellisphere, Atometrics...) ?
  • peut-on exploiter ces datas sans tenir compte de l'intérêt, des besoins des clients au-delà des seules analyses statistiques et des missions « à leur vendre » ?
  • est-ce un gros mot de parler de « monétisation » des data ?
  • et bientôt quelle place pour les « data » issues de la facture électronique ? Quelle exploitation de ce formidable gisement ?

D'évidence, avec les thèmes retenus, le prochain Congrès est l'occasion de répondre à ces questions.

Ne pas oublier ce que je pensais et que d'autres ont ainsi exprimé :

  • « Qui détient la donnée détient le pouvoir »
  • « Le pouvoir n'appartient plus à celui qui détient l'information, mais à celui qui sait la traiter et l'utiliser »

Conclusion : si la profession maîtrise les data des entreprises nul besoin d'être près d'un lieu de pouvoir (désolé). Ne « prêchant » pour aucune paroisse, j'ai respect et admiration pour celles et ceux qui s'investissent dans la politique professionnelle et ce quels que soient leurs défauts, mais la profession mérite mieux qu'un article dans le Canard Enchainé. Au-delà de leurs divergences, de la taille de leurs cabinets, de leur mode d'activité, ce n'est que dans l'union que les experts-comptables seront les maîtres de la data des entreprises.

[1] Info: BDO France a choisi Pennylane « pour moderniser son expérience client » , et le réseau international BDO obtient un financement de 1,3 milliards de $ d'un géant du capital investissement.

[2] Restructuration dans les services informatiques CCMC entre dans la galaxie Thomson, Le Monde, 20 août 1988, disponible sur lemonde.fr

[3] Disponible sur ecma-solutions.com

[4] Disponible sur www.ffbatiment.fr

[5] Chiffre contestable qui inclut entre 1 et 1,5 millions d'auto-entrepreneurs ! Même sur le site de l'INSEE l'information précise au 1 janvier 2023 est introuvable.

[6] Chiffres mentionnés sur les sites des cabinets cités. Pour KPMG « 47 000 TPE , 30% des PME, 40% des ETI »


 

Serge Heripel est expert-comptable retraité et vice-président de l'organisme mixte de gestion agréé France Gestion.