Seuils d'audit : appel à l'union sacrée !

Article écrit par (9 articles)
Modifié le
8 738 lectures

Bien qu'attendue depuis 20 ans et crainte à chaque changement de majorité au pouvoir, l'annonce de la remontée des seuils d'audit a fait l'effet d'un coup de tonnerre au sein de la profession. Pourtant, l'union syndicale et ordinale qu'aurait dû provoquer l'onde de choc n'a pas eu lieu. La profession tire dans tous les sens, les initiatives individuelles des uns et des autres se multipliant pour un résultat qu'on prévoit assez facilement : rien de concret à attendre. Il existe pourtant une voie qu'il est encore temps de prendre pour éviter le naufrage définitif de notre profession sur ses deux métiers.

La première étape consiste à se dire les choses clairement : la remontée des seuils à 8 M¤ est inévitable et sa mise en ½uvre sera immédiate. Outre les nombreux messages qu'a fait passer directement et indirectement le gouvernement à nos élus, la logique politique de l'instant interdit de croire au moindre recul du gouvernement. Emmanuel Macron a été élu pour réformer. Le moindre atermoiement sur n'importe quelle réforme marquera un coup d'arrêt immédiat à l'ambition de réforme globale attendue par une large majorité de Français. Si les CAC réussissent à obtenir gain de cause, alors pourquoi pas nous ? diront les prochains. Il n'y aura donc pas de recul sur le seuil de 8M¤. La mise en ½uvre sera également immédiate : en juin 2019, nos clients devront se prononcer sur le maintien ou non de leur commissaire aux comptes. Là aussi, la décision est prise. Comment imaginer que le gouvernement annonce la suppression du CAC PE pour que ses effets ne se voient qu'à l'issue du mandat présidentiel en cours ? Qui peut sincèrement y croire ?

On nous dit : « les batailles perdues sont celles qu'on ne livre pas ». C'est sûr qu'à coup de poncif en guise de réflexion, on va faire avancer le sujet ! Dans le même genre, on peut répondre que le match se termine après le coup de sifflet de l'arbitre. Et l'arbitre a sifflé le match : tous nos élus le savent ! Si lors des premiers rendez-vous avec Bruno Lemaire lors de la sortie du rapport de l'IGF, il semblait possible d'envisager un niveau de seuil intermédiaire, Emmanuel Macron a personnellement très vite recadré les choses : nous appliquerons les seuils européens, ni plus ni moins ! Sur ce sujet, la messe est dite.

On nous dit : « il ne faut pas dire que l'effet sera immédiat, tu vas effrayer les confrères, ce n'est pas encore sûr ! ». Ben voyons ! Dormez tranquille, rêvez brave gens, tout va bien se passer ! Le minimum de respect que nous devons à nos confrères, c'est la vérité. Ni mépris, ni cynisme. Et nous préférons savoir ce qui va se passer maintenant que l'apprendre dans 3 ou 6 mois réduisant d'autant notre temps de réaction.

Enfin, on nous dit, « l'audit adapté peut tout sauver ». Mais c'est trop tard ! Depuis 20 ans, notre syndicat (ECF) appelle à l'audit adapté pour les PE quand la majorité à la CNCC nous répond « audit adapté = audit dégradé » ou « un audit est un audit ». L'ineptie de ces slogans nous aura été fatale : le refus d'un audit adapté a renchéri significativement le coût de l'audit [1]. Comment conduire une mission en respectant les contraintes qui nous ont été imposées par le H3C et la CNCC sans un coût minimum à répercuter au client faisant ainsi de notre mission dans les PE une charge devenue trop lourde pour le service qu'elle apporte à l'entité contrôlée et à la collectivité ? Il est aujourd'hui trop tard et l'idée d'un audit adapté comme ont pu le proposer d'autres pays [2] n'a plus lieu d'être avec un seuil d'audit désormais fixé à 8 M¤.

Alors, la question se pose : pourquoi si tout est déjà derrière nous, nos élus appellent-ils chaque jour à la mobilisation ? Parce qu'ils ne savent pas quoi faire d'autre. Parce qu'ils ont peur d'être accusé de n'avoir pas combattu. Parce qu'ils pensent que les « confrères de base » attendent des réactions fortes, c'est-à-dire des preuves d'actions et des réactions visibles. Parce qu'ils sont harcelés par quelques confrères qui perdent gros et qui s'imaginent qu'en mettant la pression sur les élus, ils se bougeront plus. Parce qu'ils n'ont pas été préparés à cela et ne s'y attendaient pas. Parce qu'ils sont avant tout des experts-comptables comme nous et non des politiciens professionnels et qu'ils réagissent comme ils peuvent, avec conviction, avec émotion et avec l'angoisse d'être celui qui sera jugé responsable de n'avoir rien fait pour lutter contre la disparition du CAC PE. Qui veut prendre leur place ? Qui est prêt à porter le chapeau du fossoyeur de l'audit PE ? J'ai le plus grand respect pour eux et pour leur engagement et croyez-moi, aucun n'avait signé pour une telle mission !

Mais alors que faire ? Faut-il se « laisser tondre comme des moutons » ? Subir la perte de 650 millions d'honoraires sans bouger ? Evidemment que non ! Il ne faut, par contre, pas se tromper de combat...

La responsabilité de l'Etat dans la situation actuelle est totale. Non pas dans la volonté de remonter les seuils, mais dans la création d'un marché artificiel ! Si le seuil de 3,1 millions d'euros de CA pour les SARL, qui date de 1984, avait été ne serait-ce qu'actualisé sur l'inflation, il serait à l'heure actuelle de 6,2 millions d'euros. Si un seuil intermédiaire de 2 millions pour les SAS n'avait pas créé un marché fragile, reposant sur une obligation légale indépendamment de toute utilité réelle comme on nous l'explique aujourd'hui, aucun professionnel ne se serait laissé piégé avec les conséquences dramatiques que nous pouvons imaginer pour certains d'entre nous.

Conscient de cette responsabilité et des conséquences d'un relèvement brutal des seuils, le gouvernement ouvre la porte à des solutions en visant expressément les missions de l'expertise comptable dont l'utilité pour nos clients et pour l'économie tout entière n'est pas à démontrer, l'expert-comptable étant un accélérateur de croissance des entreprises. La porte n'est pas entrebâillée, elle est grande ouverte et le gouvernement attend nos propositions. Mais serons-nous au rendez-vous ?

A l'heure actuelle, nous ne le croyons pas ! La CNCC tente de mobiliser sur un appel à la manifestation le 17 mai, date particulièrement mal choisie lorsque l'échéance des déclarations fiscales de nos clients expire le 18 mai... Le CSOEC organise quatre commissions en charge d'élaborer des propositions dont on doute qu'elles seront à la hauteur de l'enjeu. Enfin, nos syndicats tergiversent sans réussir à s'arrêter sur une ligne claire et une stratégie, tous deux tiraillés entre les partisans d'une opposition frontale dans la rue, les partisans d'une défense exclusive du commissariat aux comptes et ceux ouverts à l'élaboration de propositions constructives. Enfin, pour rajouter à la cacophonie et en réponse aux pressions qu'ils subissent, les principales CRCC s'organisent en collectif, indépendamment de la CNCC, pour proposer d'élargir plus encore la responsabilité des CAC en rajoutant à l'alerte, à la révélation des faits délictueux et à Tracfin la dénonciation des « mauvais payeurs » sur une base nationale... A quand l'alerte fiscale pour sécuriser l'assiette ? Si nous avions voulu être agent de la DGFiP ou de la DGCRF, nous aurions passés les concours pour devenir fonctionnaires !

Il est temps d'être à la hauteur de l'enjeu car nous sommes à un tournant historique pour redéfinir les contours de notre profession. Il n'y a en vérité qu'une seule voie à suivre : celle d'une union sacrée entre nos deux syndicats, le CSO et la CNCC autour d'une table ronde comprenant quelques élus (et non des commissions pléthoriques travaillant en mode cloisonné) pour arrêter des propositions concrètes autour de trois idées.

Une simplification réelle

Le gouvernement veut alléger les charges qui pèsent sur les entreprises en supprimant le CAC ? Accompagnons ce projet de simplification et d'allègement des charges sans être les seuls à en supporter le coût, en supprimant tout ce qui, à l'aune du rapport coût/bénéfice pèse sous forme d'impôt caché sur les entreprises et in fine sur nos cabinets : suppression de la DAS2 dont l'utilité par rapport au coût qu'elle engendre n'est pas démontrée, suppression de la majoration de 25% pour les entreprises individuelles en conservant, pour les entreprises qui le souhaitent, l'option pour un délai de reprise réduit en contrepartie d'un ECCV et d'un EPS, relèvement des seuils des DES et des DEB... Les idées ne manquent pas pour simplifier réellement notre travail et le poids des contraintes administratives sur les petites entreprises. Le temps dégagé par notre profession permettra de restaurer nos marges pour nous adapter et de renforcer l'accompagnement de nos clients dans l'aide à la gestion et à la croissance de leur entreprise. Du temps enfin utile et non perdu dans la paperasse sans valeur ajoutée.

Le statut de tiers de confiance

Le gouvernement nous dit qu'un commissaire aux comptes n'est pas utile lorsqu'un expert-comptable est en place ? Renforçons la présence des experts-comptables dans toutes les petites entreprises ! Attachons au dépôt des comptes une attestation du chef d'entreprise indiquant qu'il a fait appel à un professionnel inscrit à l'Ordre mentionnant son numéro d'inscription comme cela existe déjà en Belgique, reconnaissons à la signature de l'expert-comptable sa véritable valeur en faisant de nous un véritable tiers de confiance. A l'heure actuelle, nous assumons la responsabilité de nos travaux sans le dire ! L'attestation de l'expert-comptable doit permettre un remboursement immédiat, sous 15 jours, de toutes les créances fiscales (crédit de TVA, CIR, CIC,...), sans examen préalable par l'administration, la présence d'un expert-comptable doit interdire l'application des majorations pour manquement délibérés de 40% (principe d'une société de confiance et du droit à l'erreur !), la présence d'un expert-comptable doit permettre d'obtenir une garantie BPI renforcée à 90% lors d'un emprunt...

Certains nous disent, les mêmes adeptes des slogans faciles qui permettent d'éviter de trop réfléchir, « qu'un tiers de confiance c'est deux tiers de méfiance »... Ne pas reconnaître le statut de tiers de confiance de l'expert-comptable c'est faire la même erreur commise en matière d'audit adapté avec cette fois un risque qui pèse plusieurs milliards d'euros sur notre activité de tenue dont on voit bien qu'elle va progressivement disparaître, non par une suppression du monopole par la voie législative mais par l'évolution technologique : chaque jour une nouvelle start-up se crée pour disrupter la tenue comptable des petites entreprises ! L'intérêt de notre profession, l'intérêt de nos clients et l'intérêt de l'économie générale impose de substituer à la prérogative d'exercice un dispositif incitatif à recourir au service d'un professionnel de l'expertise comptable, ayant « juré de respecter et de faire respecter la loi ».

Enfin, il faut élargir et simplifier notre mode d'exercice notamment, et non exclusivement :

  • En permettant une adaptation immédiate du taux de prélèvement et/ou un remboursement immédiat des crédits d'impôt et des réductions d'impôt au-dessus d'un certain montant afin d'accompagner le prélèvement à la source et l'adaptation de l'impôt aux revenus réels, net de charges déductibles ;
  • En donnant aux experts-comptables le mandat implicite pour représenter leurs clients en cas de télétransmission fiscale et sociale, de contrôle fiscal et social, devant les commissions (CDITCA...) et devant toutes les juridictions de 1er degré (TA, TI, TGI)... ;
  • En rendant déductible dans la limite de 1.500 ¤ TTC les honoraires des experts-comptables facturés à un particulier au titre de l'impôt sur le revenu sans nécessiter qu'il s'agisse d'un service à domicile ;
  • En autorisant les experts-comptables à signer des actes (statuts, AG...) sous seing privé en signature électronique, possibilité offerte actuellement par la DGFiP uniquement aux actes sous signature d'avocat ;
  • En autorisant les experts-comptables à domicilier clients et non clients dans leur cabinet, à manier des fonds pour une gestion déléguée, à recouvrer les impayés de leurs clients pour développer une offre full-services ;
  • En permettant aux experts-comptables d'exercer une mission de curatelle ou de tutelle en maniant les fonds des personnes protégées.

Là encore, les idées ne manquent pas et ces quelques pistes ont vocation à être enrichies et partagées.

Une institution unique

La troisième idée qui doit faire consensus et être portée par nos élus, c'est de réunir enfin nos deux institutions au sein d'un organisme unique. Il n'y a plus d'autres choix. La disparition du CAC libéral entraînera la disparition de nombreuses CRCC devenues trop petites en effectif : les CAC restant seront-ils tous « administrés » depuis Paris ? Lorsque l'exercice du CAC ne sera pratiqué que par 3 000 ou 4 000 confrères, comment éviter les querelles de chapelles sur le périmètre des uns et des autres ? Allons-nous devenir concurrents sur l'audit contractuel ? Sur l'attestation ? Une seule profession avec deux tableaux : tous experts-comptables, certains qui le souhaitent s'inscrivant sur la liste des experts-comptables auditeurs et supportant alors les contraintes de formations adaptées. Le risque d'un H3C au sein de l'Ordre est une peur sans fondement : le H3C, régulateur européen, n'a vocation à intervenir que dans l'audit légal et plus spécifiquement auprès des entités d'intérêt public. Ce n'est qu'à la suite d'une sur-transposition de la directive européenne qu'un contrôle H3C de tous nos mandats a lieu dès lors qu'un cabinet détient un seul mandat EIP, contrairement à nos voisins anglo-saxons. L'idée portée par certains d'une troisième institution ne ferait que rajouter confusion et complexification quand l'époque est à la simplification. L'argumentation et la feuille de route existent déjà dans le livre blanc produit par ECF en 2016 : « unis sous le toit d'une même institution ». Il n'y a plus qu'à passer aux actes !

Il est temps de nous rassembler et de bâtir ensemble un projet d'avenir pour notre profession. Le calendrier est court et c'est maintenant, immédiatement qu'il faut agir. Le 30 mai, le projet de loi Pacte sera arrêté en conseil des ministres. Le 15 juin, la commission De Cambourg rendra ses conclusions. Après, viendra le temps de l'argumentation et de la défense de nos propositions dont la plupart passeront non pas devant l'assemblée nationale mais à travers des ordonnances prises dans le cadre d'une loi d'habilitation prévue en juin ou juillet. Il y a urgence !

Messieurs les présidents nationaux de nos syndicats et institutions, dans ce moment charnière de l'histoire de notre profession, nous en appelons à votre sens de l'intérêt général !

Votre responsabilité est immense ! Vous pouvez être au rendez-vous et entrer dans l'histoire en créant l'union sacrée pour négocier avantageusement ou continuer la dispersion et la division en attisant le ressentiment bien légitime des confrères les plus durement touchés. Tous unis autour d'un socle commun, le gouvernement ne pourra rien nous refuser de constructif dans le contexte actuel.

Votre choix sera déterminant pour toute la profession, ne vous trompez pas de combat.

Comme le répète un ami cher, « quand le vent se lève, certains construisent des brise-vent, d'autres construisent des moulins ». Il est temps de saisir les opportunités exceptionnelles qui s'offrent à nous pour sortir par le haut de cette période difficile !

Julien TOKARZ
Président d'honneur du syndicat ECF et
de l'Ordre de Paris Ile-de-France

 

Laurent BENOUDIZ
Président de l'Ordre de Paris Ile-de-France

[1] Selon le meilleur expert en la matière, Jean-François Mallen, co-auteur de la norme PE au champ d'application bien trop étroit, le temps à consacrer pour respecter toutes les normes est de l'ordre de 20h avant même d'avoir commencé à prendre en considération le temps des diligences sur les comptes, c'est-à-dire à auditer le moindre solde et le moindre flux comptable !

[2] Audit d'une micro entité en 12 heures [CPA Canada]