La grenouille, le lapin et la girafe ou les experts-comptables face aux mutations

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Une grenouille plongée dans l'eau chaude s'échappe, car la température est insupportable. Immergée dans l'eau fraiche, la grenouille reste dans l'eau, même si la bassine est sur le feu et que la température augmente. La grenouille ne percevant pas l'augmentation de la chaleur s'en accommode. L'eau atteint une température insupportable. La grenouille n'a plus la force de s'en extraire. Elle meurt.

Le titre de cet article fait assurément penser à une fable qu'aurait pu écrire La Fontaine.

Sans prétendre avoir le talent de ce dernier, nous allons nous aussi recourir à l'allégorie animalière pour illustrer une problématique très actuelle de la profession comptable : l'adaptation aux mutations de son environnement.

Certains sentent la pluie à l'avance,
d'autres se contentent d'être mouillés.

Henry Miller

Retour sur les 20 dernières années

Cela fait maintenant (au moins) 20 ans que l'on dit que les experts-comptables doivent changer ! 20 ans que l'on dit que la part (et la rentabilité) de la mission traditionnelle va inexorablement baisser. 20 ans que l'on dit que les experts-comptables doivent notamment développer des prestations à plus forte valeur ajoutée : les providentielles missions de conseil.

En pratique, que s'est-il réellement passé depuis 20 ans ? Pas grand-chose, en fait. Les cabinets n'ont, globalement, pas augmenté la part de leurs revenus issus de prestations de conseil facturées à part [1]. La proportion de leurs revenus issus des missions traditionnelles s'est maintenue. Leur offre a bien peu évolué.

Les raisons pour lesquelles les cabinets n'ont pas fait évoluer leur offre et leurs pratiques sont nombreuses. Parmi les principales, citons notamment.

Les fondamentaux de l'activité sont restés globalement inchangés

En dehors de la technologie, qui est en révolution permanente depuis 20 ans, les fondations historiques de l'exercice professionnel, c'est-à-dire les marchés, les missions, les profils des collaborateurs, les concurrents et la réglementation sont restées bien ancrées.

Un fort scepticisme sur le réalisme des scénarios élaborés par les observateurs

De nombreux professionnels considèrent ces prévisions comme des chimères et ne leur accordent guère plus de valeur qu'aux prophéties de Nostradamus !

La pyramide des âges de la profession, avec la moitié des experts-comptables ayant dépassé la cinquantaine et un professionnel sur six ayant dépassé la soixantaine

Cette proximité avec l'âge de la retraite n'encourage en effet pas les baby-boomers à se remettre en question en profondeur. Leur leitmotiv, peu propice à l'action, n'est-il pas « Je tiendrai bien encore quelques années ! ».

La bonne rentabilité des activités traditionnelles

Certes, les clients deviennent de plus en plus exigeants et la rentabilité baisse un peu. Les temps sont un peu plus durs, mais, globalement, les experts-comptables continuent de bien gagner leur vie. In fine, les cabinets ne ressentent, pour la plupart, pas encore vraiment le besoin de revisiter leur modèle économique qui fonctionne très bien.

Sans oublier naturellement cette inclination très répandue dans la profession, à savoir la maladie « du nez dans le guidon »

Englués dans la gestion de leurs activités traditionnelles, la plupart des experts-comptables n'ont pas pris le temps d'analyser en profondeur les évolutions de leur environnement et de formaliser un projet professionnel pour y faire face.

Avec le recul, on peut considérer cette période comme stable et sereine. Et, pourquoi le nier, la plupart des experts comptables ne s'en portent pas (beaucoup) plus mal.

Les experts-comptables victimes du syndrome de la grenouille ?

Cela dit, les évolutions en cours depuis plusieurs années dans l'environnement des cabinets connaissent depuis peu une formidable accélération.

En effet, au cours de ces 10 dernières années, de profondes mutations sont apparues dans la profession et hors de la profession avec de considérables impacts sur le métier : publicité autorisée, intégration des AGC, projets de simplifications comptables, externalisation, génération Y, perte d'attractivité de la profession, autorisation des filiales et des actes de commerce, ouverture du capital, ouverture de nouveaux marchés, interdiction d'interdire le démarchage, sans oublier bien sûr la crise économique...

En 10 ans, les mutations se sont accélérées et intensifiées : aucun des phénomènes ci-dessus n'existait avant 2004. Ajoutons à cela un contexte de baisse régulière et de plus en plus marquée de la rentabilité des cabinets [2]. Qui peut légitimement nier ces évidences ?

Or, force est de reconnaître que, face à ces défis, les experts-comptables font preuve ... d'une absence quasi générale [3] de réaction ! L'apathie des experts-comptables confrontés à ces changements fait irrésistiblement penser au fameux syndrome de la grenouille.

Voici, résumé en quelques lignes, ce phénomène particulièrement fréquent dans les organisations qui doivent faire face au changement.

Une grenouille plongée dans de l'eau chaude cherche un appui pour s'en échapper au plus vite car cette température lui est insupportable. A l'inverse, une grenouille immergée dans une bassine d'eau plus fraiche reste dans l'eau, même si la bassine est sur le feu et que la température augmente régulièrement. Peu à peu l'eau devient plus chaude. La grenouille, ne percevant pas l'augmentation de la chaleur s'en accommode. Enfin, l'eau atteint une température insupportable, mais la grenouille n'a plus le courage ni l'énergie pour s'en extraire. Elle meurt.

Cette parabole de la grenouille [4] montre qu'un choc brutal est perçu comme un détonateur et pousse à l'action, alors qu'une lente évolution, presque imperceptible, passe inaperçue. Elle n'est donc pas intégrée dans la réflexion. L'analogie avec ce qui se passe aujourd'hui dans la profession comptable est frappante.

En effet, même si elles s'accélèrent sur les dernières années, les mutations de la profession sont encore souvent indolores. Certains textes ne sont même pas encore applicables. Et il n'y aura pas de « grand soir » ou de choc salvateur qui poussera l'ensemble de la profession à évoluer d'un coup. Autrement dit, le risque est réel pour les cabinets de « se laisser endormir » et, au final, qu'il soit trop tard pour réagir une fois qu'ils prendront vraiment conscience du danger.

Vers un syndrome du lapin ?

Notre façon de penser, nos réactions sont sous-tendues par notre ADN et notre culture professionnelle ancestrale faite de déontologie et de pratiques réglementées. Or, le monde bouge et il suffit de nous retourner sur notre passé récent pour nous en convaincre.

Nous sommes actuellement, et ce n'est qu'un début, au c½ur d'un changement de paradigme, ou de cadre conceptuel pour épouser un vocabulaire plus moderne et tellement plus comptable. Nous vivons, en effet, une véritable révolution conceptuelle : un changement de nos repères, de nos valeurs, de nos fondamentaux.

Dans les 10 prochaines années, l'environnement de la profession va poursuivre sa mutation. Les évolutions, encore émergentes pour certaines, vont s'inviter dans notre exercice quotidien : modifications des règles d'exercice (communication, filiales, capital...), banalisation malgré la complexification croissante du métier traditionnel, intensification de la concurrence, concentration des cabinets, nouveaux territoires, déploiement des nouveaux modèles économiques (low cost, full service, spécialisation), nouvelle génération de collaborateurs et de clients, nouveaux marchés et nouvelles missions, processus de production bouleversés...

Les vaches sacrées de la profession sont menacées ! En quelques années, un cabinet d'expertise comptable est devenu une entreprise de services (presque) comme une autre. L'heure n'est plus de savoir si cela est bien ou mal pour la profession, c'est ainsi ! L'environnement dans lequel vont évoluer les professionnels change en profondeur, sans possibilité de retour en arrière. Il n'est pas envisageable de faire retourner le génie dans la lampe !

Nous pouvons raisonnablement considérer qu'au cours des dix prochaines années, la profession va connaître un raz de marée d'une ampleur sans précédent... ou pas ! Bien sûr, un aléa existe toujours sur le facteur temps. Toutes les évolutions décrites ci-dessus peuvent très bien se dérouler sur trois, cinq ou vingt ans [5] !

Les confrères vont donc devoir s'adapter pour tirer le meilleur parti de ces évolutions. A défaut, confrontés à une zone de fortes turbulences non souhaitées, sans y être préparés, nombre d'entre eux seront menacés par le syndrome du lapin qui, tétanisé par les phares de la voiture qu'il aperçoit au loin, s'immobilise au milieu de la route et finit par se faire écraser.

Il va donc falloir changer

Certes, changer est inconfortable. C'est difficile et anxiogène.

L'adaptation des cabinets ne sera ni simple, ni rapide. La profession est ankylosée. Elle a trop peu évolué au cours des dernières années et toujours sous la contrainte. Pourtant, la nouvelle donne est lourde d'enjeux pour les cabinets et va nécessiter de leur part une adaptation profonde dans des délais de plus en plus courts.

Assez étonnement, si le pessimisme gagne (à tort !) du terrain dans la profession, la prise de conscience du besoin d'évoluer traine des pieds, chacun considérant que « c'est la faute de l'autre », mais ne se remettant pas en question. La profession, pas vraiment prête à affronter ces grands défis, n'est déjà plus sereine.

Inspirons-nous des girafes !

Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements [6].

Pour poursuivre notre métaphore animalière, attardons-nous un instant sur la fascinante histoire de l'évolution des girafes à travers les âges.

Les girafes sont des mammifères qui se nourrissent de feuilles et de verdure. Il y a fort longtemps, les girafes coexistaient avec d'autres animaux de toute sorte (okapis, zèbres, antilopes...). Mais la nature est un univers impitoyable pour qui doit y trouver sa nourriture quotidienne. Chaque espèce doit se « faire sa place ». C'est ainsi que pour éviter la concurrence, c'est-à-dire la lutte pour se partager les ressources rares, et donc survivre, les girafes au long cou ont pris l'habitude de brouter des feuilles d'acacias situées de plus en plus haut.

Pendant ce temps, les girafes à petit cou ont continué à brouter de l'herbe, des pousses au ras du sol et des feuilles à faible hauteur, partageant bon gré, mal gré leur repas avec une foultitude d'autres ruminants pas toujours très fréquentables. Avec le temps, les girafes à petit cou mangeaient moins, devaient se battre avec les autres mammifères, se reproduisaient moins et voyaient leur espérance de vie se réduire. A l'inverse, les girafes au long cou s'étaient dégoté une « niche », n'étaient pas en concurrence avec les autres animaux et n'avaient donc pas à lutter pour se nourrir. Peu à peu, les girafes au long cou ont proliféré et leur progéniture avait naturellement les mêmes caractéristiques physiques. C'est ainsi que le corps des girafes s'est peu à peu transformé, leur cou devenant de plus en plus long.

In fine, seules les girafes qui avaient les bonnes caractéristiques ont traversé les époques parce qu'elles ont pu s'adapter à leur environnement « concurrentiel ».

Cette allégorie permet de comprendre comment une espèce peut, et doit, s'adapter à l'évolution de son environnement pour survivre. Les exemples en la matière sont innombrables. Il n'existe d'ailleurs jamais qu'une seule forme d'adaptation possible. Une autre solution aurait été d'apprendre à grimper aux arbres, mais les girafes n'ont pas retenu cette option !

En matière de changement, la théorie de l'évolution des espèces est fort intéressante. Elle permet notamment de rompre avec une idée reçue souvent bien ancrée dans les esprits : seuls les plus forts survivent en cas de mutation de leur environnement. Elle nous prodigue en outre deux enseignements majeurs à méditer :

  • toute période de fortes mutations est suivie d'une période de sélection naturelle des espèces,
  • seules survivent les espèces qui s'adaptent aux mutations de leur environnement.

Si on transpose cette théorie au contexte de la profession comptable, on peut en tirer comme conséquence qu'il est probable qu'un certain nombre de cabinets ne pourront (voudront ?) probablement pas s'adapter à l'évolution de l'environnement professionnel. Dès lors, ces cabinets ne résisteront pas.

Conclusion

Certains ne manqueront pas de considérer que cet article est celui de Cassandre. Pas du tout ! Cassandre annonçait des malheurs prochains alors que nous considérons que l'avenir est radieux pour qui sait saisir sa chance et réagir afin d'être prêt à faire face à tous ces nouveaux défis.

Cet article n'a pas vocation à « donner des leçons ». Son unique (et modeste) vocation est de faire prendre conscience que notre monde bouge. Chacun y trouvera des idées, des pistes de réflexion pour construire son propre avenir.

S'adapter n'implique absolument pas de réduire la voilure pour survivre. Bien au contraire. Un proverbe chinois dit « Quand le vent se lève, certains construisent des brise-vents, d'autres construisent des moulins ». A chaque cabinet d'inventer et de construire ses cerfs-volants, ses moulins, ses éoliennes...

Bon vent !

Philippe Barré
Expert comptable et Commissaire aux Comptes
b-ready - Conseil et accompagnement des professions réglementées

Cet article a été publié le mardi 12 novembre 2013 dans Le Cercle de Les Echos.

[1] Etude « gestion des cabinets de 2012 » du CSOEC

[2] Baisse de la rentabilité des cabinets d'expertise comptable, Les Echos, Ludovic Melot, 16 octobre 2013

[3] L'absence n'est que « quasi » générale ! Il convient de signaler que certains cabinets, réseaux et AGC sont, au contraire, très actifs dans leur adaptation aux nouvelles conditions d'exercice. Signalons aussi quelques initiatives institutionnelles récentes avec la création de Cap Performance, de Conseil Sup' Services, de la Performance Academy...

[4] Histoire tirée de « La grenouille qui ne savait pas qu'elle était cuite... et autres leçons de vie », Olivier Clerc, Éditions JC Lattès, nov. 2005.

[5] D'après nous, l'hypothèse que ces mutations s'étalent sur une période de 20 ans est irréaliste compte tenu de l'accélération constatée sur les 5 dernières années.

[6] Charles Darwin