La croissance des cabinets sous la mandature IFEC : tout va très bien, Madame la marquise

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Tribune libre de Laurent Benoudiz, Président de l'ordre de Paris ile de France

Depuis plusieurs semaines, Charles-René Tandé, avec une énergie qu'on ne lui connaissait pas et dont on aurait aimé qu'il fasse preuve pendant ses quatre années de présidence, fait la tournée des médias pour convaincre la terre entière que le bilan de sa mandature est exceptionnel. Comme Trump, Charles-René Tandé aurait redonné sa grandeur à la profession.

Dans un article publié par Actuel expert-comptable, le 13/10/2020 [1], il déclare, non sans laisser entendre que sa politique audacieuse n'y est pas étrangère, que « le chiffre d'affaires déclaré par les experts-comptables a augmenté de +12% entre 2016 et 2019 », c'est-à-dire pendant sa mandature.

Comme tout le monde, nous avons été surpris par ce chiffre, tant il parait improbable. Il suffit d'échanger avec des confrères, pour se rendre compte que rares sont ceux qui ont connu une telle embellie sur les quatre dernières années. On nous aurait menti ?

Étant habitué aux fake news de l'IFEC, nous avons voulu vérifier les dires de notre président. Nous avons commencé par chercher dans les études du CSO pour trouver si l'une d'entre elles parlaient du chiffre d'affaires des cabinets, mais rien. Rien depuis une enquête sur la gestion des cabinets lancée par l'équipe ECF en 2017 sur les données 2016. Le Conseil supérieur qui dispose à la fois des données et de budgets colossaux n'est même pas capable de publier une information régulière sur l'évolution de l'activité des cabinets. C'est tout simplement honteux.

N'ayant pu trouver l'information comme n'importe quel confrère devrait pouvoir le faire, nous avons dû nous organiser autrement. Nous avons pris connaissance de cette étude portant sur les données de 2016. Un passage de l'éditorial de cette étude nous a alerté : « les experts-comptables sont plutôt confiants en l'avenir mais la part des inquiets reste importante et la fracture se confirme entre les cabinets (le plus souvent d'une certaine taille) et ceux (le plus souvent de taille plus modeste), dont la situation devient de plus en plus préoccupante ».

Alertés par le CSO lui-même, nous avons donc voulu en savoir plus.

Le datalake de la profession existe déjà. Il s'appelle Statexpert !

Nous n'avons pas eu recours à un datalake, à de l'IA, à du machine learning, à des technologies de pointe ou autre data scientist (nous ne sommes pas assez malins pour ça à Paris et nous n'avons pas les moyens du CSO). Nous avons « juste » utilisé un outil développé depuis plusieurs années par la profession, Statexpert. Cet outil a été mis en place par l'équipe de Joseph Zorgniotti quand il dirigeait le CSO et enterré depuis par l'équipe de Charles-René Tandé (c'est normal, pourquoi donner des chiffres aux petits cabinets puisque les gros en ont déjà).

Statexpert centralise des milliards de données des entreprises transitant par le portail Jedeclare. Nous avons extrait de la base Statexpert tous les cabinets disposant d'une TDFC exploitable pour les années 2016 à 2019 soit plus de 8400 cabinets.

Il faut bien l'avouer, la première lecture de ces chiffres m'a laissé sans voix. En effet, et c'est suffisamment rare pour être souligné, Charles-René Tandé a dit vrai ! D'après les données de Statexpert, le chiffre d'affaires des cabinets a bien progressé, en moyenne, de +12,7% sur la période 2016-2019. Champagne et vive l'IFEC dont les mesures courageuses et clairvoyantes ont assuré une solide croissance pour tous les cabinets !

Et honte à moi d'avoir pu douter un seul instant de la sincérité de notre président.

Nous avons voulu aller plus loin dans l'analyse de la situation en ne nous contentant pas de l'évolution du chiffre d'affaires de ces 8 400 cabinets présent en 2016 et en 2020, qui, en réalité, ne veut pas dire grand-chose. D'une part, le chiffre d'affaires des cabinets cédés entre 2016 et 2019 est venu augmenter celui des cabinets acquéreurs et, d'autre part, sans entrer dans un cours de mathématiques, comme tout le monde le sait (enfin presque tous, manifestement) le concept de moyenne a des limites ; il ne tient pas compte de la dispersion des données. C'est pourquoi, nous avons voulu affiner ces chiffres.

Les données issues de cette base unique en France (très peu utilisée par l'ordre depuis quelques temps, mais c'est un autre débat...) permettent d'affiner l'analyse et ainsi de mieux percevoir la réalité de la profession. C'est ce que nous avons fait et le résultat est sans appel : si ces 8 400 cabinets affichent bel et bien, en moyenne, une croissance de +12,7% entre 2016 et 2019, la réalité est « un tout petit peu » plus compliquée et, n'en déplaise à Charles-René Tandé, nettement moins réjouissante comme tout confrère normalement constitué le sait très bien.

L'impact de la croissance externe

Nous nous sommes livrés à un petit exercice. Peu de monde dans la profession ignore qu'il y a deux moyens d'augmenter son chiffre d'affaires : via la croissance interne (en signant de nouveaux dossiers) ou via la croissance externe (en rachetant des dossiers à des confrères).

Pour éviter de comptabiliser les effets de la croissance externe dans la croissance globale du chiffre d'affaires de la profession, nous avons cherché à atténuer au maximum l'impact de la croissance externe sur la progression du chiffre d'affaires des cabinets. Pour ce faire, nous avons identifié tous les cabinets de la base qui présentaient des « chocs de croissance » au cours de la période [2].

Les cabinets ayant connu une croissance externe au cours de la période ont été exclus de l'analyse. Ces derniers affichaient une croissance cumulée de +65% sur la période 2016-2019. Croissance en grande partie due à des rachats de dossiers. Après ce nettoyage, notre échantillon comptait 7700 cabinets, réalisant un chiffre d'affaires cumulé de plus de 5,5 Mds¤ en 2019. Et la croissance cumulée moyenne du chiffre d'affaires de ces cabinets s'élève à 7,6% sur la période.

Le premier enseignement de notre analyse est donc que la croissance organique de la profession n'est pas de +12,7%, comme le clame sur tous les tons Charles-René Tandé, mais de « seulement » +7,6%. L'histoire est déjà moins belle, sans compter qu'il convient par ailleurs de retrancher de cette croissance les 3,9% d'inflation cumulée sur la période. En euros constants, le chiffre d'affaires des 7 700 cabinets de notre échantillon a donc augmenté, hors croissance externe, de +3,7% entre 2016 et 2019, soit une progression annuelle moyenne de +1,2%. C'est déjà nettement moins glamour que les chiffres présentés par Charles-René Tandé, mais ce n'est pas fini...

L'arbre qui cache la forêt

Cette croissance globale de +7,6% masque en effet des réalités bien différentes selon les cabinets et on mesure à quel point le CSO avait raison de parler de véritable fracture de la profession dans sa dernière étude. En effet, lorsque l'on analyse la croissance des cabinets sur la période en fonction de leur taille [3], les résultats sont les suivants :

Évolution du chiffre d'affaires des cabinets sur la période 2016-2019

La fameuse fracture que l'on observe depuis plusieurs années au sein de la profession ne s'est absolument pas résorbée sur la période 2016-2019, bien au contraire. En moyenne, sur la période 2016-2019, le chiffre d'affaires en euros constants des cabinets de moins de 500 k¤ a tout simplement baissé. Petite précision : ces cabinets de moins de 500 k¤ de chiffre d'affaires annuel représentent plus de 62% des 7 700 cabinets étudiés. Rien que ça...

La conclusion de ces premiers chiffres est qu'un tiers des cabinets se partagent la croissance alors que les deux autres tiers voient leur chiffre d'affaires baisser sur la période.

Une analyse complémentaire confirme que la croissance moyenne du chiffre d'affaires à l'échelle de la profession ne veut strictement rien dire et qu'elle conduit notre président à des conclusions accidentellement erronées. Quand on analyse en détail, sur la période 2016-2019, on distingue trois grandes catégories de cabinets. Ces trois grandes catégories rassemblant peu ou prou le même nombre de cabinets :

  • ceux qui sont en grande difficulté : 34% des cabinets ont vu leur chiffre d'affaires baisser ;
  • ceux qui s'en sortent : 32% des cabinets ont vu leur chiffre d'affaires progresser de moins de +15% (soit 11% en euros constants) ;
  • ceux qui ont bien profité de la période : 34% des cabinets ont un chiffre d'affaires en hausse de plus de 15%.

Voici le détail de ces chiffres.

Répartition des cabinets en fonction de l'évolution de leur chiffre d'affaires sur la période 2016-2019

Lorsque l'on croise les deux critères (la taille des cabinets et le dynamisme de leur croissance), le résultat est là-aussi sans appel. Les cabinets ayant subi une baisse ou une faible progression de leur chiffre d'affaires entre 2016 et 2019 sont en effet beaucoup plus représentés dans les petites structures que dans les plus grosses. Ainsi, près d'un cabinet sur deux (47% exactement) réalisant moins de 100 k¤ de chiffre d'affaires a vu son chiffre d'affaires baisser sur la période 2016-2019. Dans les tranches supérieures, la situation est tout autre. Les cabinets réalisant plus d'un million d'euros de chiffre d'affaires sont deux fois moins nombreux à avoir vu leur chiffre d'affaires se contracter sur la période 2016-2019.

Répartition des cabinets en fonction de l'évolution de leur chiffre d'affaires sur la période 2016-2019 et en fonction de leur taille (en euros courants, sans tenir compte de l'inflation)

Et en termes de résultats, c'est encore pire...

Après avoir étudié l'évolution du chiffre d'affaires, nous avons poursuivi nos investigations par l'étude des résultats des cabinets sur la même période. Lorsque l'on raisonne en termes de résultat (et, oui, Statexpert permet aussi de faire ça mais pour le savoir, il faudrait l'utiliser...), la bipolarisation de la profession est encore plus nette. Un seul chiffre suffit à s'en convaincre.

Sur la période 2016-2019, un cabinet sur deux a vu son résultat net baisser (49,1% exactement), alors que 38% des cabinets ont affiché un résultat net en hausse de plus de +20%. Difficile dans ces conditions de parler d'une profession homogène...

Répartition des cabinets en fonction de l'évolution de leur résultat net sur la période 2016-2019 (en euros courants, sans tenir compte de l'inflation)

On retrouve les trois grandes catégories de cabinets mais avec des effectifs très différents et une bipolarisation bien plus forte. Alors que nous avions trois groupes homogènes en volume, la situation est plus grave encore :

  • cabinets en grande difficulté : 50% des cabinets ont vu leur résultat net baisser ;
  • cabinets qui s'en sortent : 10% des cabinets ont vu leur résultat net progresser de moins de +15% (soit 11% en euros constants) ;
  • cabinets qui ont bien profité de la période : 40% des cabinets ont un résultat net en hausse de plus de 20%.

Sans grande surprise, évidemment, là encore, les plus petits cabinets souffrent le plus en termes de résultats. En effet, si on entre dans le détail.

Évolution du résultat net sur la période 2016-2019 en fonction de la taille des cabinets
(en euros courants, sans tenir compte de l'inflation)

Pour résumer

Difficile au vu de ces chiffres de prétendre, comme le fait avec son aplomb légendaire Charles-René Tandé, d'une part que la profession a connu une croissance soutenue de son activité sous sa mandature, et, d'autre part, que son (in)action était destinée à améliorer le sort de tous les cabinets. Bref, que ce soit en matière d'expertise comptable ou de commissariat aux comptes (pas la peine de revenir sur la gestion de la loi Pacte par l'équipe aux manettes), avec l'Ifec, mieux vaut décidément être gros et en bonne santé que petit et fragile ...

Cette analyse nous apporte plusieurs enseignements :

  • tout d'abord, mais nous le savions déjà, pour analyser une situation, il ne faut pas se contenter de regarder le résultat en bas à droite, mais comprendre comment ce résultat se construit, c'est le B A BA de notre profession. La publication de ces chiffres est donc délibérément mensongère ;
  • si la profession a connu une croissance globale de 12,6% en euros courants sur la mandature IFEC, sa croissance réelle n'est que de 3,7% hors croissance externe et hors inflation, soit une croissance annuelle moyenne de 1,2% ;
  • cette mandature accentue la fracture qui se creuse entre des gros cabinets de plus en plus riches et bien portants et des petits cabinets indépendants en souffrance.

Cette analyse pose également une question : une autre politique que promettre 5,5 milliards d'¤ de conseil à grand renfort de dépenses publicitaires aurait-elle permis de faire mieux ?

Cette fracture n'est, en effet, pas nouvelle. Cependant, elle s'est accentuée durant cette dernière mandature non par l'effet de la conjoncture ou d'un environnement défavorable, mais par une gestion calamiteuse de l'ordre par l'IFEC durant cette période. Sans reprendre la liste des méfaits de la majorité du CSO, citons quelques décisions qui ont clairement poussé les petits cabinets vers la sortie : suppression du site Conseil sup service, siphonage du site Capsurlenumérique, arrêt du site Image PME, complicité dans l'adoption de la loi Pacte, promotion de missions illusoires de conseil auxquelles aucun cabinet de taille modeste ne peut accéder, absence de politique de formation pour nos collaborateurs, absence d'études sur la situation des cabinets, dépenses somptuaires rendant inéluctable la vente des locaux et impossible la baisse des cotisations ...

Une autre politique est possible. Arrêtons-là le carnage des petits cabinets, il est grand temps de redonner aux indépendants les clés de la profession.

[1] Article publié par Actuel expert-comptable

[2] Que nous avons identifiée par une croissance de chiffre d'affaires supérieure à +100% sur la période, une croissance au cours d'un exercice supérieure à la croissance cumulée des autres périodes, sans tenir compte des croissances de quelques dizaines de milliers d'euros pour les cabinets de petite taille. Ces différents critères permettent d'identifier les cabinets ayant eu une variation « anormale » de leur chiffre d'affaires au cours d'une année étudiée. Et donc, par ricochet, de conserver dans notre échantillon, les cabinets qui présentent une croissance soutenue mais homogène sur la période.

[3] Les cabinets classés dans la catégorie des moins de 100 k¤ sont les cabinets dont le chiffre d'affaires moyen sur les 4 exercices de la période de revue est inférieur à 100 k¤. La même méthodologie a naturellement été retenue pour chacune des catégories de cabinets.

Laurent BENOUDIZ
Expert-comptable, Président de l'Ordre de Paris Ile-de-France