Imaginaire collectif et réalité économique : comment 50 ans de hausse ininterrompue du niveau de vie peut déboucher sur un sentiment de pauvreté accrue

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Alors que la France est l'un des pays les plus « riches » et relativement égalitaire [1], un sentiment de pauvreté affecte une partie importante de la population. S'agit-il d'un phénomène conjoncturel lié à l'augmentation ponctuelle des prix de biens à faible élasticité prix comme les carburants ? Une réalité liée à l'alourdissement de la fiscalité ? Est-ce un phénomène structurel ? Ce sentiment trouve-t-il son origine dans une réelle régression du niveau de vie ou est-ce un phénomène strictement psychologique ?

Un niveau de vie en augmentation constante

En cinquante ans le niveau de vie a montré une augmentation constante pour toutes les catégories sociales mais avec une structure de consommation profondément modifiée.

Évolution du niveau de vie par déciles de revenu

Lecture : les déciles D1 à D9 partagent la population en dix : 10% des personnes ont un niveau de vie inférieur à D1, 20% à D2, etc. Le vingtile C95 est le niveau de vie plancher des 5% de personnes les plus aisées. En 2016, le niveau de vie médian (D5) augmente de 0.9% en euros constants.
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.

Source : Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées de 1996 à 2004 ; Insee-DGFIP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux de 2005 à 2016.

Une mutation radicale de la structure de consommation des ménages

De nombreux postes, marginaux à l'origine, sont devenus prépondérants (loisirs, services, transports, logement, communication,...) alors que des consommations de base ont relativement perdu en importance (alimentation, habillement,...). Les consommations socialisées [2] ont également largement augmenté.

Évolution des postes de consommation en %

Source : Insee, comptes nationaux, base 2000

Coefficients budgétaires (valeurs en %)

Source : Insee, comptes nationaux, base 2000

Une explosion des consommations socialisées dont le coût est occulté

La part du revenu disponible [3] a été proportionnellement réduite principalement à cause des consommations socialisées (éducation et santé en particulier) qui ont largement augmenté ces dernières décennies et qu'il faut financer.

Évolution des consommations socialisées et du poids de leur financement

1. Part des dépenses socialisées dans la consommation effective des ménages et le produit intérieur brut

Lecture : en 2015, les dépenses socialisées représentent 24.9% de la consommation effective des ménages et 17.6% du produit intérieur brut.

Nda : A l'exception de 1975 et 2008, le PIB augmente toujours mais plus ou moins rapidement.

2. Evolution du poids des dépenses socialisées dans le produit intérieur brut (PIB)

Lecture : en 2015 par rapport à l'année précédente, le poids des dépenses socialisées dans le produit intérieur brut baisse de 0.05 point, dans un contexte où le PIB augmente de 1.2%
Source : INSEE première, n°1618, septembre 2016

Par exemple, les dépenses de santé sont passées de 4% du PIB en 1960 à plus de 11% en 2010 [4] et elles continuent de progresser. Cependant, elles ne sont pas perçues comme consommations, seules les charges correspondantes (cotisations sociales, fiscalité) sont ressenties. Ce phénomène psychologique peut être en grande partie attribué à l'obsession néolibérale du cost-cutting qui a largement affecté même les politiques publiques depuis la fin des années 80 en tendant à dissocier charges et produits. Selon une logique quasi uniquement financière et à court terme, les charges sont présentées comme illégitimes, quasiment sans tenir compte de leur finalité. Cette idéologie caricaturalement diffusée par les médias et les responsables politiques de tous bords a profondément ancré dans l'imaginaire collectif que les charges (cotisation sociales, fiscalité en matière de budget public) sont un fardeau complètement dissocié de ce qu'elles sont destinées à financer (enseignement, santé, sécurité, protection sociale, ...). Pourtant, s'il y a des charges, c'est dans la perspective d'avoir des produits. La question n'est donc pas tant de supprimer des charges que d'optimiser leur montant et leur utilisation, c'est un principe de base de management (souvent oublié même dans certaines entreprise). En poussant cette logique jusqu'à l'absurde, la meilleure manière de réduire drastiquement les charges serait de ne plus rien faire, donc de ne plus rien produire, ce qui n'est pas particulièrement souhaitable aussi bien pour les entreprises que pour les politiques publiques.

L'émergence de nouvelles consommations grèvent lourdement le budget des ménages

D'autres part, l'émergence de nouvelles consommations grèvent lourdement le budget des ménages (transport, communication et médiatique, crédits à la consommation, prêts d'accession à la propriété,...). Elles sont un important facteur de frustration : un iPhone à 800¤ est acceptable mais le prix de carottes à 3¤ le kg semble prohibitif car il faut faire des arbitrages entre les consommations, le revenu arbitrable [5] n'étant pas illimité et se réduisant même proportionnellement dans le revenu global. En effet, le revenu disponible est déjà en grande partie absorbé par des abonnements [6] : loyer, eau, électricité, téléphonie, multimédia, crédits à la consommation, ... ce qui réduit fortement le revenu arbitrable et donne une sensation d'appauvrissement : « il ne reste plus rien dès le début du mois ».

Évolution du revenu arbitrable

Nda : Le revenu arbitrable non seulement progresse de moins en moins mais peut même conjoncturelle régresser.

Source : www.alternatives-economiques.fr

Un autre facteur qui pourrait intervenir sur la perception émotionnelle de la réalité économique est l'évaluation de l'évolution des prix en euros courants. Comme l'illustre l'exemple du graphique ci-après, alors que le prix des carburants reste globalement stable malgré de relativement fortes variations conjoncturelles, son évaluation en euros courants laisse ressentir une forte augmentation constante [7].

Évolution du prix des carburants : prix du litre de carburant utilisé par les voitures

Source : www.prixcarburant.com

Ainsi, alors que le niveau de vie a constamment augmenté sur le long terme, il est émotionnellement et paradoxalement perçu comme en régression, ce qui provoque des frustrations, facteur de ranc½ur et de colère. Elles échappent à tout raisonnement rationnel mais n'en sont pas moins réellement cruellement ressenties. Phénomène particulièrement prégnant en marketing, la perception du prix est en effet essentiellement psychologique, voire irrationnelle (effet Veblen, prix psychologique, prix d'acceptabilité, ...). Les convictions et croyances, souvent plus fondées sur les stéréotypes et les préjugés, sinon des rumeurs que sur des critères objectifs, deviennent alors une « réalité » ressentie qui peut défier toute démonstration logique. Cela est encore accentué par les phénomènes de groupe et de foule [8] que la vulgarisation des réseaux sociaux et l'omniprésence des médias en temps réel démultiplie. La prédominance de l'immédiat ne permet ainsi plus de se resituer dans un contexte historique.

Le sentiment d'appauvrissement a bien un fondement structurel et concret comme l'importance prise par de nouvelles consommations « obligatoires » qui grèvent le budget des ménages. Par exemple il est quasiment impossible de ne pas avoir d'abonnement internet et de téléphonie mobile et le budget déplacement devient prépondérant et incontournable (abonnement de transport collectif, carburant, achat et entretien du véhicule [9], ...). Cependant le sentiment de « pauvreté » provient plus d'un ressenti sur le plan psychologique que d'un appauvrissement réel. Le niveau de vie s'est constamment accru, même si cela se fait par à coup avec des périodes de ralentissement. La Formation Brute de Capital Fixe [10] des ménages augmente de façon importante. Les ménages accèdent à de plus en plus de services tant dans le secteur marchand (téléphonie, multimédia, ...) que dans le secteur non marchand (santé, protection sociale, enseignement, aide à la personne, ...). Alors que les indicateurs économiques marquent un enrichissement global de la population, celui-ci n'est pas du tout ressenti, bien au contraire, il y a un mal-être de plus en plus important. Plusieurs facteurs peuvent l'expliquer. Dans une culture de l'immédiat et du zapping il n'est plus possible d'avoir suffisamment de recul historique pour apprécier l'évolution à long ou même à moyen terme. Seules les évolution conjoncturelles sont perçues et encore uniquement dans le sens négatif. L'importance prise par les prélèvements obligatoires et les dépenses pré-engagées réduit d'autant le revenu arbitrable. En même temps, les dépenses socialisées sont considérées comme un droit gratuit allant de soi complètement déconnecté de son coût et de son financement. Dans un contexte poussant à la sur consommation, le recul relatif du revenu arbitrable devient alors un facteur de frustrations. On pourrait ainsi parler de « pauvreté dans l'imaginaire », fruit de l'impossibilité d'accéder à toutes les tentations de la société de consommation et de l'occultation mentale des prestations dont on jouit gratuitement ou quasi gratuitement. Pour en grande partie psychologique que soit ce sentiment, il n'en est pas moins réellement très fortement ressenti et le moindre événement susceptible d'affecter le pouvoir d'achat est alors perçu comme une injustice insupportable. Serait-on plus pauvre lorsque l'on consomme plus ?

[1] Comparaisons. Inégalités : comment la France se situe par rapport aux autres pays européens, Laurent Jeanneau , Alternatives économiques,25/09/2015, www.alternatives-economiques.fr

[2] Services publics non marchands, souvent gratuits ou quasi gratuits, fournis par les administrations publiques (État, collectivités locales, sécurité sociale) consommés par les ménages et les entreprises.

[3] Revenu disponible = Revenu primaire + Revenus de transfert – Prélèvements obligatoires.

[4] L'augmentation en valeur est en fait encore plus important du fait de l'accroissement du PIB : moins de 500 Mds ¤ en 1960 en euros constants contre 2000 Mds ¤ en 2010 soit 4 fois plus.

[5] Revenu arbitrable = Revenu disponible – dépenses pré-engagées. Les dépenses pré-engagées sont les dépenses programmées dans la durée dans le cadre d'un contrat et difficilement négociables à court terme.

[6] Ces abonnements, souvent de faible montant, ne sont pas ressentis comme grévant le budget du ménage mais leur cumul fini par représenter une part importante du budget.

[7] La fiscalité accrue sur le diesel pourrait même ne pas forcément affecter durablement de manière significative le budget carburant dans la mesure où de nombreux autres facteurs interviennent dans sa détermination (prix du baril, taux de change euro/dollar,...). Une baisse du prix du baril et une réévaluation de l'euro par rapport au dollar pourrait même impliquer une baisse du prix à la pompe malgré l'augmentation de la fiscalité sur les carburants.

[8] Serge Moscovici montre que quand des minorités ont un discours consistant, c'est à dire constant diachroniquement et synchroniquement, elles finissent par convaincre la majorité d'accepter sinon d'adopter leurs idées. Dans le même ordre d'idée Muzafer Sherif et Salomon Asch montrent que les membres d'un groupe ont une tendance au conformisme, c'est à dire à adopter l'opinion, même manifestement fausse, de la majorité. Enfin selon Gustave Le Bon le comportement des foule échappe au raisonnement rationnel, elles réagissent émotionnellement.

[9] L'achat du véhicule passe de plus en plus souvent par une Location avec Option d'Achat (LOA), un abonnement qui inclus souvent au moins en partie l'entretien du véhicule, ce qui constitue une dépense pré-engagée importante.

[10] Agrégat qui mesure, en comptabilité nationale, l'investissement en capital fixe des agents économiques résidents. (acquisition de biens de production pour les entreprise et de biens importants pour les ménages).



André Cavagnol
Consultant - Formateur - Auteur en management des organisations
Conseils en organisation, séminaires, conférences, cours
Direction de rapports de stage et de mémoires (DCG, DSCG).