Gérer avec des taux d'intérêt nuls ou négatifs

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A la fin de l'été 2016, le tiers des obligations cotées dans le monde, soit 13 700 Md$, qui rapportaient un taux de rentabilité inférieur à zéro.

Source : Bank of America Merrill Lynch

Même à dix ans, les emprunts d'État allemands rapportent un taux d'intérêt négatif (–0,13%). Quant à ceux de la République française, ils rapportent un microscopique 0,15%. Ce phénomène n'est pas propre à la zone euro car on observe des taux d'intérêt négatifs aussi en Suisse, au Japon, au Danemark. Autrement dit, dans bon nombre de pays, le temps n'est plus rémunéré.

Regardons déjà le pourquoi des taux d'intérêt négatifs, le comment et les conséquences à en tirer pour la gestion financière de l'entreprise.

Pourquoi des taux d'intérêt négatifs ?

Parce que la Banque centrale européenne le veut. Et pourquoi le veut-elle ? Pour soutenir l'activité économique, permettre à des États très endettés de se financer et de rendre leur dette soutenable pendant qu'ils procèdent aux réformes tant de fois repoussées, voire organiser des transferts non-dits entre pays de la zone euro pour éviter qu'elle n'éclate.

La première raison est de façade. Il y a longtemps que la littérature académique a démontré que le vrai déterminant de l'investissement est la demande anticipée par les entreprises, et non le niveau de taux d'intérêt qui ne joue qu'en variable secondaire. Si la demande est faible, vous n'allez pas construire des usines parce que les taux d'intérêt viennent d'être divisés par deux. C'est d'ailleurs ce que l'on voit tous les jours. S'il suffisait de baisser les taux d'intérêt pour faire redémarrer l'économie, la zone euro n'aurait pas mis huit ans pour retrouver en 2016 son niveau de PIB de début 2008.

Les deux autres raisons sont très fortes. Pour se limiter à la France, la baisse  des taux d'intérêt sur ses 2 135 Md¤ de dettes lui a fait économiser 40 Md¤ d'intérêt, soit deux points de PIB. On vous laisse faire le calcul pour l'Italie qui a actuellement des taux à 1,5% contre plus de 6% en 2012 sur une dette de plus de 2 200 Md¤.

Enfin, les économistes pensent qu'une zone avec une monnaie unique ne peut être viable que si des transferts sont organisés au profit des parties les plus faibles, car la tendance naturelle du marché est de renforcer les forts et d'affaiblir les faibles. La Corse, l'Auvergne, la Corrèze seraient- elles ce qu'elles sont aujourd'hui au sein de la République française sans les transferts nets dont elles bénéficient ? Non.

Comme la charrue européenne a été mise avant les b½ufs, en créant une monnaie unique sans convergence des politiques économiques ni budget spécifique à la zone euro permettant des transferts internes à la zone, la BCE agit par le canal des taux d'intérêt pour préserver l'euro, dans le droit fil de la déclaration  de  Mario  Draghi  du 26 juillet 2012 : « Within our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro. » Autrement dit, les taux d'intérêt actuels, en dessous des taux normaux, sont une forme de transfert des fourmis de l'Europe du Nord vers les cigales de l'Europe du Sud. Il n'y a qu'à entendre les cris des épargnants allemands qui ne sont plus rémunérés pour s'en convaincre.

Mais cette situation ne pourra pas durer indéfiniment car elle a des effets secondaires nocifs (laminage des marges des banques, donc de leurs résultats et de leur capacité à faire croître les capitaux propres pour accompagner la demande de crédits qui commence à redémarrer, bulles sur certains actifs financés par des taux d'intérêt anormalement bas). Soit les États de la zone euro font converger rapidement leurs politiques économiques, budgétaires et fiscales, créent une solidarité et des transferts au sein de la zone, soit celle-ci éclatera. Et à côté, on jugera le Brexit comme une aimable plaisanterie.

Comment des taux d'intérêt peuvent-ils être négatifs ?

Il ne s'agit pas de demander aux prêteurs de verser chaque année des intérêts à l'emprunteur, car cela poserait des problèmes juridiques et matériels complexes (en particulier pour les obligations cotées, détenues par des centaines ou des milliers d'investisseurs).

Dans la pratique, on émet un titre pour un nominal de 100 qui rapporte par exemple du 0,2% ou du 0%, mais qui est vendu à 103 et remboursé à 100. Au Danemark, c'est le montant à rembourser qui a été réduit, par exemple à 97 et le prix d'émission correspond au nominal de la dette.

Ainsi dans notre premier exemple et avec une durée de cinq ans, on a un taux d'intérêt actuariel de – 0,3% pour un coupon nominal de 0,2%.

Outre l'ancrage dans l'opinion des investisseurs que produisent ses annonces, la BCE procède de différentes façons pour parvenir à ses fins : abaissement en mars 2016 de son taux directeur à 0% (celui auquel les banques peuvent se refinancer), taux de dépôt à – 0,4%, achats d'actifs de 80 Md¤ par mois, soit toute la dette d'État allemande émise et 45 à 50% de la dette française émise, y compris acquisition d'obligations d'entreprises bien notées, refinancement des banques à – 0,4% pour celles qui accroissent leurs crédits. Et tout ceci jusqu'en mars 2017, voire au-delà.

En achetant ainsi pour des montants très significatifs des titres sur le marché secondaire, la BCE fait monter leurs prix et abaisse mécaniquement leur taux de rentabilité, y compris en dessous de 0%.

Quelles conséquences pour la gestion financière de l'entreprise ?

Il ne faut pas se le cacher, la notion de taux d'intérêt négatif est pour le moins surprenante en plus d'être inhabituelle pour nombre de financiers d'entreprise, voire carrément perturbante. Les rares cas connus (Suisse en 1979, Allemagne et France dans un contexte quasi apocalyptique de dislocation des marchés financiers à l'automne 2008) ont été trop furtifs pour servir de référence.

Aussi, on ne sera pas surpris qu'un financier d'entreprise anonyme ait pu s'exclamer « Aujourd'hui, je suis payé par les investisseurs pour emprunter leur argent alors que je dois en donner pour pouvoir placer ma trésorerie sans risque. C'est le monde à l'envers ! »

Du coté des actifs

Le principal danger, nous semble-t-il, se trouve du côté de la gestion de trésorerie de l'entreprise.

En effet, un trésorier pourrait être tenté d'aller chercher du rendement que ne lui offrent plus du tout, voire même lui coûtent, ses SICAV monétaires  habituelles ou ses certificats de dépôt favoris. On a ainsi pu voir des banques proposer à des entreprises de la zone euro des dépôts en livres sterling à un an  rapportant  1%  et 1,2% en dollars (début mars 2016). Certains trésoriers sont allés chercher du rendement sur des placements d'une durée supérieure à l'année, sur les émetteurs de la périphérie (banques italiennes, États espagnol ou portugais), voire dans les pays  émergents ou sur le marché du high yield [1].

Ils ont alors oublié qu'un surcroît de rentabilité n'est possible qu'au prix d'un surcroît  de  risque.  Notre  trésorier  novice, inconscient ou cupide, qui avait placé une partie de sa trésorerie en dépôts en livres sterling pour gagner 1%, et non 0,01% comme sur un dépôt en euro, avait belle mine fin juin quand, suite au Brexit et à la chute de la livre, son dépôt affichait une perte de 13%. Tout cela pour 0,99% de plus...

On ne répétera jamais assez qu'un surcroît de rentabilité n'est possible qu'au prix d'un surcroît de risque, et qu'en matière de gestion de trésorerie, les priorités absolues sont la liquidité et la préservation du capital, pas de réaliser des  performances sur les placements de trésorerie.

Eh bien oui, il est tout à fait justifié pour un trésorier de préférer placer à – 0,4% (taux de dépôt auprès de la BCE) plutôt que d'investir dans une SICAV de trésorerie rapportant du 0%. Car 0%, c'est 0,4% de plus que le taux sans risque et c'est donc une prise de risque qui n'est ni connue précisément ni généralement contrôlée par le trésorier.

Après tout, l'entreprise paie bien une commission d'engagement sur ses lignes de crédit autorisées, mais non tirées. La liquidité a maintenant un coût explicite. Elle en aurait bien un si elle prenait la forme primitive de billets déposés dans un coffre-fort (location, assurance, manipulation).

Le trésorier ne doit pas, nous semble-t-il, avoir l'½il rivé sur l'actif du bilan de son entreprise, en bas, mais prendre de la hauteur. Il découvrira alors que la plupart des entreprises sont endettées pour un montant supérieur aux placements. Autrement dit, la perte de rendement qui pourrait le désoler sur des placements est largement inférieure au gain que la baisse des taux d'intérêt permet d'enregistrer sur le passif financier de l'entreprise. L'entreprise n'est pas pénalisée dans son compte de résultat en passant d'une trésorerie rapportant, par exemple, du 1% et d'une dette coûtant du 3%, à une trésorerie coûtant du 0,4% avec une dette coûtant du 1,6% ; la marge entre les deux est la même.

Quant à l'entreprise qui aurait des liquidités en excédent de ses dettes bancaires et financières brutes, elle supportera un coût. Mais est-elle à plaindre ? Elle pourra toujours, pour la partie surexcédentaire de sa trésorerie nette, la redistribuer à ses actionnaires en dividendes ou rachats d'actions [2], payer comme nous l'avons vu faire ses impôts en avance, voire payer ses fournisseurs en avance pour obtenir des escomptes pour paiement rapide. Dans ce dernier cas, il faudra s'assurer que les fournisseurs n'y prennent pas goût, c'est-à-dire ne viennent pas considérer ces délais de paiement raccourcis comme un droit et ne soient pas fragilisés lorsque l'on reviendra à des pratiques plus orthodoxes.

Du coté des passifs

Un second danger, mais qui nous paraît bien moindre, serait celui de vouloir s'endetter au seul prétexte que les taux d'intérêt sont très bas. Certes ils sont très bas, mais rien ne vous dit qu'ils ne le seront pas encore plus l'an prochain comme ils l'ont été quasiment chaque année depuis 1981 [3]. Par ailleurs ce serait oublier que si les taux sont bas, c'est que la conjoncture est morose et les risques multiples. Enfin, rappelons que, taux bas ou pas taux bas, le service d'un emprunt en trésorerie c'est d'abord et avant tout son capital, pas l'intérêt. Ainsi sur une dette de 100 à 3% sur cinq ans, les intérêts auraient beau être divisés par 3 à 1% par exemple, le service de l'emprunt ne baisserait que de 9% et pas des deux tiers.

Par ailleurs, si le coût de la dette a beaucoup baissé depuis 3 ans (2% pour les OAT 10 ans), n'oublions pas que le coût du capital qui est l'outil servant à apprécier la pertinence financière des investissements, lui a beaucoup moins baissé : - 0,8% sur la même période. Pourquoi ? Parce que sa seconde composante, le coût des capitaux propres dépend beaucoup (surtout quand le taux sans risque est nul) [4] de la prime de risque du marché actions qui, elle, reste élevée et a plutôt eu tendance à progresser un peu : environ 7,3% en ce moment.

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Cet article constitue une version légèrement remaniée d'une partie de l'introduction du Vernimmen 2017, que nous ouvrons comme chaque année depuis 2008 par 6 à 8 pages de développements consacrés à l'actualité de la finance d'entreprise et à ce qui nous semble être les traits déterminants de son évolution future.

A téléchargerActualité de la finance d'entreprise Vernimmen 2017

  • gérer dans un environnement de taux d'intérêt négatifs ;
  • France-Allemagne 2010-2015 ;
  • le Vernimmen 2017 ;
  • l'émergence de la Chine comme acteur majeur des fusions et acquisitions ;
  • les Green bonds.

[1] Pour plus de détails, voir le chapitre 24 du Vernimmen 2017

[2] Pour plus de détails, voir le chapitre 40 du Vernimmen 2017

[3] Voir le graphique du paragraphe 24.23 du Vernimmen 2017

[4] Voir le chapitre 23 du Vernimmen 2017