Finance : « L'argent coule sur la pente qui lui est la plus favorable, à nous tous de choisir la pente la plus durable »

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Finance durable, comptabilité extra-financière, indicateurs ESG ou RSE... ces notions sont de plus en plus présentes dans l'actualité professionnelle des experts-comptables, commissaires aux comptes et directeurs financiers.

Pourquoi ces sujets prennent-ils tant d'ampleur ? A quoi faut-il s'attendre dans les années à venir ?

Sébastien Ristori, analyste financier, professeur contractuel de finance d'entreprise à l'Université de Corse et enseignant à l'IAE de Nice présente les grands enjeux d'une tendance lourde[1].

On parle de RSE (responsabilité sociétale et environnementale) depuis des années : en quoi les choses sont-elles différentes en 2023 ?

En 2023, nous entrons dans l'obligation d'être responsable envers l'humain, envers l'environnement et envers la société. La RSE intègre des objectifs de transparence, de comportement éthique, de respect de l'environnement et de respect des intérêts des différentes parties prenantes de l'entreprise. C'est un outil de performance durable pour l'entreprise : les sociétés qui mettent en ½uvre une démarche RSE ont un souci de développement durable sur le long terme pour limiter leur empreinte environnementale et améliorer la condition humaine. Aujourd'hui, les objectifs sont identiques avec l'avènement de la finance durable, à un détail près : cette démarche devient obligatoire.

Depuis plusieurs années, les plus grandes entreprises ont l'obligation de produire une déclaration de performance extra-financière dans laquelle elles expliquent l'articulation de leurs business model, le recensement des risques ESG, l'analyse des risques et les résultats obtenus. Puis les entreprises achèvent cette DPEF par des résolutions pour améliorer l'ensemble de leur politique ESG.

Ce document extra-financier concerne jusqu'à aujourd'hui à peu près 4 000 entreprises et la transformation de ce que l'on appelait avant 2014 « le reporting RSE ». Elle est obligatoire pour les sociétés cotées de plus de 500 salariés au total bilan supérieur de 20M¤ ou au chiffre d'affaires supérieur de 40M¤ et pour les sociétés non cotées de 500 salariés, dont le bilan ou le chiffre d'affaires est supérieur à 100M¤.

Cette déclaration a pour objectif d'éclairer l'investisseur : Qui ne serait pas intéressé de lire, au-delà de l'analyse financière traditionnelle, qu'une société ne forme plus ses salariés ? Ou qu'une entreprise n'a pas modifié la façon dont ces déchets toxiques sont rendus à l'environnement ?

Il y a désormais cette idée qu'une entreprise qui abîme l'environnement et qui ne considère pas l'humain, dont la gouvernance n'a pas d'éthique, n'a plus sa place dans les portefeuilles des investisseurs. Mais plus encore, le consommateur lui-même pourrait envisager de se détourner des produits d'une entreprise. Certaines grandes marques en font déjà les frais.

La réglementation européenne relative aux informations extra-financières, et notamment la directive CSRD, s'appliquent aux grandes ou très grandes entreprises. Les TPE doivent-elles pour autant se désintéresser du sujet ?

La directive CSRD va beaucoup plus loin que la DPEF. Elle cherche avant tout à développer un cadre commun pour toutes les entreprises et est plus exigeante en matière de reporting de durabilité. La « DPEF Nouvelle Génération » est beaucoup plus formalisée, elle doit inclure des objectifs stratégiques de développement durable très clairs pour inciter l'entreprise à réaliser des investissements durables, elle mesure et affiche le degré d'implication de la gouvernance dans ces changements, et elle informe sur le degré de précision de sa communication avec l'ensemble de sa chaîne de valeur et avec les investisseurs sur l'impact carbone et social de l'entreprise.

L'entreprise devra également respecter une série d'indicateurs standardisés ESG qui seront fournis par des référentiels de l'EFRAG, l'organisme chargé de créer des indicateurs de durabilité et d'impact sociétal de la commission européenne. La directive abaisse le seuil à 250 salariés, laissant entrer dans l'obligation de reporting durable plus de 30 000 entreprises supplémentaires en Europe. La directive ne donne aucune obligation aux TPE mais recommande très fortement à celles-ci de s'y intéresser et de produire de l'information.

En tant qu'analyste financier, je pense que toutes les sociétés sans exception ont à se mobiliser sur le sujet. D'abord, le sujet environnemental est l'affaire de Tous, et l'impact carbone d'une petite entreprise n'a pas plus de raison d'être que les impacts massifs des grands groupes, mais surtout, la création de valeur pour le client, pour les parties prenantes et pour l'actionnaire ne peut exister que si les risques globaux sont considérablement réduits. C'est un enjeu sociétal, mondial, qui dépasse le cadre habituel de l'entreprise.

Il faut que les TPE forment leur management et participent à la mise en ½uvre de reporting durable. Par ailleurs, je m'aperçois que les fonds d'investissement privé de proximité, et prochainement les banques elles-mêmes s'intéressent aux stratégies RSE des entreprises, même les plus petites. Nous devrions arriver, tôt ou tard, à une obligation commune pour toutes les sociétés.

Selon vous, à terme, l'extra-financier aura-t-il à terme plus de poids que le financier ? Ou va-t-on vers un équilibre ?

Je pense que nous allons vers un équilibre entre les deux. Par exemple, je ne peux plus enseigner l'analyse financière seulement. J'enseigne à mes étudiants l'analyse financière et l'analyse extra-financière, car désormais les deux vont de pair. La performance d'une entreprise s'explique également par les stratégies sociales, par le choix des parties prenantes avec qui l'entreprise va travailler, par les investissements qui justifient notamment par les stratégies de durabilité mises en ½uvre par l'entreprise. Et les résultats d'une entreprise sont aussi le fait d'une gouvernance qu'il convient de comprendre et d'analyser.

Lire et interpréter des marges, des investissements, des financements et des rentabilités n'est plus suffisant pour juger de la capacité de l'entreprise à créer durablement de la valeur. Et cette évidence déjà comprise par certains praticiens peut échapper aux meilleurs financiers de la planète, comme Warren Buffett, investisseur d'un talent incommensurable qui a beaucoup de mal à projeter les bienfaits de la finance durable. Là où je le rejoins, c'est dans le fait que derrière la finance, qui est un outil formidable, il y a des Hommes. Et c'est là que le bât blesse.

Les crises successives depuis 2008, ou la responsabilité des prêteurs, des investisseurs, des assureurs, des agences de notation, des services de sécurité financière a été pointé du doigt, notamment pour leur incompétence générale, mais surtout pour avoir laissé l'appât du gain et l'avidité dévorer les moins scrupuleux, à l'image d'un Madoff. Pour éliminer cela, en y ajoutant l'urgence climatique qui amplifie les risques sur l'entreprise et sur le citoyen du monde, les mesures extra-financières deviennent obligatoires afin de vérifier, auditer et contrôler les entreprises qui y sont soumises.

Peut-être que l'oracle d'Omaha imagine aussi que ces contrôleurs et auditeurs pourraient à terme être pervertis, et que rien ne pourrait calmer l'avidité des investisseurs les plus cupides. Mais je n'y crois pas : si derrière la finance il y a des femmes et des hommes, ces derniers sont tout aussi inquiétés par la dégradation de la planète comme citoyen pour eux et pour leurs enfants.

Enfin, savoir si à terme l'extra-financier aura plus de poids que le financier... je ne le pense pas. L'argent n'est pas gratuit, même pour le plus vert d'entre nous. Pour faire circuler les capitaux, favoriser l'investissement, il faut générer un certain taux de rentabilité et cette règle n'est pas modifiable en l'état. L'argent coule sur la pente qui lui est la plus favorable, à nous tous de choisir la pente la plus durable.

L'information non financière peut-elle avoir un impact sur les comptes financiers d'une entreprise ? Si oui, lesquels ?

Quelle bonne question ! Je pourrai ajouter « Que font les régulateurs comptables en la matière ? ». En l'état, peu de choses aujourd'hui mais peut-être beaucoup pour demain. Le comité des normes IFRS a créé le petit frère de l'Institut des normes comptables Internationales (IASB), l'Institut des normes environnementales internationales (ISSB). L'ISSB est présidé par Emmanuel Faber. Et c'est tout un symbole pour cet ancien PDG de Danone qui s'est pleinement investi à titre personnel du statut d'entreprise à mission de son ancienne entreprise. Il fait partie de ces dirigeants activistes, qui croient au fait que dans un avenir proche, pour créer de la valeur, il faut un impact ESG fort.

Faber a fait beaucoup avec une seule innovation : il a créé le Bénéfice par Action (BPA) décarboné. Il a fait estimer l'intégralité du coût carbone de Danone et a imputé sur le BPA comptable le coût carbone de Danone, soit 36% du BPA. Pas d'inquiétude, le BPA comptable est bien resté le même, mais le simple fait d'avoir communiqué sur un indicateur financier et environnemental à la fois est une révolution financière, trop peu relayée par des entreprises trop frileuses qui ont peur d'assumer qu'elles peuvent changer.

L'ISSB aura un rôle plus financier, grâce à la création d'indicateurs environnementaux qui seront chiffrés comme un coût, non loin peut-être de l'initiative de compte de résultat environnemental de Kering, autre révolution, dont la méthodologie est disponible en open source. L'ISSB fait son chemin sur des critères alliant finance et environnement, l'EFRAG axe l'obligation sur l'obligation de communication. Dans tous les cas, nous serons soumis à des référentiels et des méthodologies précises pour mesurer et chiffrer l'impact carbone de nos entreprises.

Effectivement, une entreprise qui n'est pas durable devrait être condamnée à détruire de la valeur, par une hausse du coût du capital ? Peu probable, les risques spécifiques ne sont pas rémunérés en finance et ce coût du capital est valable pour tout un marché. Par une baisse de la valorisation de l'entreprise ? Possible, si l'absence de durabilité a un impact sur le chiffre d'affaires, il y aura mécaniquement un impact sur la valeur de l'entreprise à la baisse. Toutefois, la durabilité à un coût (investissement spécifique, audit) qu'il faudra compenser par une hausse des flux de trésorerie pour accroître la valeur. Et sur la rentabilité économique ? Une hausse des flux de trésorerie sous-tend mécaniquement une hausse de la rentabilité.

Il y a une autre question : et si la finance durable était nécessaire pour maintenir le niveau de rentabilité actuelle ? La difficulté est probablement d'accepter cette évidence. Pour continuer à dégager de la rentabilité et créer de la valeur, il faudra de fortes actions ESG, pour le client, pour les parties prenantes et pour l'actionnaire.

[1] Sébastien Ristori est également directeur du groupe Barnes Corse et auteur aux Éditions Ellipses.



Julien Catanese Aubier
Diplômé d'expertise comptable, après 7 ans en tant que rédacteur en chef puis directeur de la rédaction Fiscalistes et experts-comptables chez LexisNexis, Julien rejoint l'équipe Compta Online en tant que Directeur éditorial de juin 2020 à octobre 2023.