L'exploitation des datas dans la profession comptable : mythes, fantasmes et réalités

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Les experts-comptables sont au c½ur des données produites par les entreprises. Mais comment exploiter cette « mine d'or » que constituent les données cumulées de la profession ? Intelligence artificielle ? Machine Learning ?

Selon Yves Le Dain, diplômé d'expertise comptable et spécialiste des systèmes d'informations, de nombreuses actions, plus simples, plus utiles à la profession, et surtout plus concrètes, pourraient être lancées immédiatement, sans même avoir recours à ces technologies.

Jusqu'à récemment, l'évolution technologique de ces dernières années n'avait pas d'incidence sur leur c½ur de métier des experts-comptables : on continuait à produire des états comptables conformément à la loi, mais plus rapidement, plus efficacement. L'accélération de la transformation numérique vient bouleverser cette évolution que l'on pensait linéaire et pérenne. Le c½ur de métier de l'expert-comptable n'en sera bientôt plus un, ou tout du moins il ne lui permettra plus d'en vivre aussi facilement que par le passé.

Parmi les missions et les métiers qui permettront à la profession comptable de rebondir se trouve tout ce qui a trait à la data.

C'est un fait, les experts-comptables sont au c½ur des données produites par les entreprises. D'autres acteurs l'ont d'ailleurs compris avant nous et utilisent les données produites par l'expert-comptable pour proposer des missions de conseil à forte valeur ajoutée.

Non seulement nous disposons de la data de nos clients, mais en plus si les experts-comptables s'unissent nous disposons d'une mine d'or : la somme des données de quasiment toutes les TPE et PME ! Qu'attendons-nous pour utiliser ces données pour faire des analyses sectorielles, des benchmarks, des analyses financières, des analyses prédictives ! Partageons ce gâteau !

Mettons nous d'accord pour commencer : toutes les technologies récentes, de l'intelligence artificielle au Big Data en passant par toutes les techniques permettant d'automatiser les tâches bouleversent la société et obligent à une transition numérique à marche forcée des entreprises.

Ces outils se révèlent chaque jour plus utiles à la profession comptable pour son organisation et la production des données comptables au sens large.

Il est entendu que l'exploitation de toute cette data va prendre une importance croissante dans les cabinets. La question est de savoir si les cabinets et la profession d'une manière générale se heurtent inévitablement à ce mur technologique avant de s'y mettre.

Statexpert, premier usage des données organisé au niveau de la profession

Il y a plusieurs années l'Ordre des experts-comptables a créé Statexpert. Pour faire simple, toutes les déclarations fiscales et potentiellement sociales [1] qui passent par JeDeclare.Com sont aujourd'hui anonymisées, filtrées et rangées dans une base de données dans laquelle il est possible d'aller récupérer n'importe quelle donnée déclarée par une entreprise.

Le CSOEC et certaines régions utilisent déjà cette précieuse matière pour livrer des analyses à partir des déclarations de TVA et des TDFC.

Par ailleurs un outil utilisant les données de Statexpert est déjà proposé directement aux experts-comptables : ImagePme

Les experts-comptables peuvent librement utiliser les données produites sur ImagePme.fr, soit l'activité de plus de 300 000 entreprises par région et département, et au niveau le plus fin des codes NAF, soit plus de 700 secteurs (ou classes, pour être précis).

Sans doute manque-t-il aujourd'hui à Statexpert des outils pour que l'expert-comptable puisse ajouter d'autres informations (FEC, Informations en provenance des dossiers permanents ou issues de la connaissance de son client) et obtenir les données avec des outils d'extraction (API notamment). Ce sont ces travaux qui doivent avancer sous réserve de pouvoir respecter l'anonymisation des données, et les contraintes liées au RGPD.

Transformation numérique de la profession : attention aux mythes et fantasmes 

L'actualité nous noie sous les avancées spectaculaires que permet l'exploitation des datas. Pourquoi les experts-comptables, qui détiennent la data des clients, ne se lancent-ils pas corps et âme dans des big datas ! De l'intelligence artificielle ! Que font donc les instances de la profession ? Il est indéniable qu'elles travaillent sur le sujet, notamment au travers d'un groupe de travail data très actif. Mais force est de constater que pour l'instant il n'en sort pas de vision claire à court ou long terme.

Jetons un pavé dans la mare : et si tout simplement ce sont les mythes et fantasmes autour du sujet qui empêchaient d'envisager sereinement des missions datas et les outils qui vont avec pour les experts-comptables ?

Machine learning et deep learning : surdimensionnés pour les datas structurées de la profession ?

Prenons le machine learning et le deep learning : c'est effectivement révolutionnaire ! Vous donnez à la machine des milliers de radios du poumon, et elle détecte mieux qu'un médecin si un cancer s'y dessine [2].

Mais la particularité d'un cancer sur une radio, c'est que ce n'est pas écrit dessus ! Il faut des analyses pour déterminer que telle information sur une radio correspond à un cancer.

Vous n'avez pas besoin de donner des milliers de bilans à la machine pour qu'elle détecte le résultat net : c'est marqué dessus ! Le but du machine learning est de donner un maximum d'informations à une machine pour qu'elle puisse mettre une information qu'elle reçoit dans une case [3]. L'expert-comptable n'a pas ce problème : la majeure partie des données de l'entreprise sont déjà dans des cases : le machine learning n'a pas grand-chose à apporter à l'exploitation de la production comptable.

Les travaux de Yann Le Cun, notamment sur les réseaux de neurones artificiels, sont également bluffants. Sur une photo par exemple, chaque couche de neurones travaille sur des éléments de plus en plus précis : la couleur des pixels, la corrélation entre eux... Jusqu'à déterminer avec une forte probabilité que l'image présentée est celle d'un chat ou d'un vélo.

Dans cette situation, plus la machine reçoit de données, en l'occurrence d'images de chats et de vélo, plus la probabilité que la machine reconnaisse ces objets sur la photo sera élevée.

Mais ici encore, il s'agit de ranger la photo dans une case : chat ou vélo ?

Dans une TDFC, un FEC ou une DSN, l'expert-comptable n'aura jamais besoin de chercher à placer un chat ou un vélo. Tout est déjà dans des cases. Il n'y a pas à chercher la probabilité que dans la case « Rémunération brute » de la DSN on trouve... la rémunération brute !

Alors, c'est sûr que l'on objectera qu'en faisant tourner des algorithmes sur les données à disposition des experts-comptables, on va découvrir que si une entreprise est en Bretagne, que son dirigeant a plus de 58 ans, qu'il a fumé jusqu'à 35 ans et qu'il a déjà eu un accident de moto, il faut lui proposer, en raison de l'étude statistique des risques, de transmettre son entreprise 3 mois plus tôt que si l'entreprise est en Occitanie.

Mais n'y a-t-il pas de nombreuses autres choses à faire plus simples et plus utiles avant d'en arriver là ?

Bien sûr, l'intelligence artificielle peut-être très utile au cabinet dans certains cas, mais qui sont utilisés par les éditeurs afin de livrer une donnée structurée au cabinet : numérisation et comptabilisation automatique des factures, analyse prédictive, détermination du planning de production comptable le plus efficient en fonction des données présentes et passées sur l'organisation du cabinet et les ressources disponibles... On trouve aujourd'hui des outils liés à l'intelligence artificielle très aboutis.

Mais une fois l'information livrée à l'expert-comptable, dans l'analyse de la data pour les années à venir ce sont des algorithmes, très puissants certes, mais de simples algorithmes, qui aideront à traiter et à rendre intelligentes les datas dont disposeront les cabinets. S'ils ont ensuite besoin d'un réseau de neurones, ce sera ceux bien vivants des experts-comptables et des collaborateurs, voire pour les situations plus compliquées de ceux des datas analysts et des économistes [4].

Mince ! Si nous n'utilisons pas toute la journée l'intelligence artificielle pour exploiter nos datas, que nous reste-t-il alors comme mur infranchissable empêchant de se lancer ? Le Big Data ? Mettons nous au Big Data !

Big Data : il n'y a pas de problème de taille

Tout d'abord, qu'entendons-nous par Big Data ?

Il faut sur ce point distinguer les données des clients des experts-comptables et l'agrégation de ces données pour en faire une gigantesque base à destination des experts-comptables (ce que fait Statexpert).

Pour les données des clients des experts-comptables, sauf pour une petite partie de grandes entreprises on est loin du Big Data : la CNCC propose un outil de vérification du FEC (SmartFEC), qui rappelons le, contient toutes les données comptables de l'entreprise, sur... Excel !

Attention : cela ne veut pas dire que certains nouveaux métiers de la data ne devront pas entrer dans les cabinets. Big ou pas, la data nécessite d'être comprise, analysée, structurée, regroupée, raffinée... pour livrer toute sa richesse à l'expert-comptable puis à son client. Mais la technologie ne sera pas un frein pour les cabinets, même les plus petits. Nul besoin d'acheter des montagnes de serveurs dans un datacenter pour travailler sur la data !

Dans certains cas bien sûr, l'expert-comptable sera amené à exploiter de la donnée issue du Big Data de ses clients. Mais là encore il n'y a pas de réel mur technologique. Des outils « user friendly » de Business Intelligence sont aujourd'hui capables d'aller chercher et exploiter l'information utile où elle se trouve.

Pour les données agrégées dans Statexpert, les volumes sont bien plus importants mais il ne faut pas non plus partir dans des fantasmes excessifs : l'analyse de 3 ans de TDFC chaque année à partir de Statexpert (plus d'1 million d'entreprises en 2019) se fait à partir d'un fichier de 10Go (cela tient sur une clé USB !) et d'un peu plus de 100 millions de lignes. C'est beaucoup, mais cela ne dépasse ni l'intuition ni les capacités humaines d'analyse, pour reprendre certaines définitions du Big Data. Et tout se fait dans une base de données tout ce qu'il y a de plus classique [5], avec des données proprement rangées dans des cases.

Les problématiques concrètes en matière d'exploitation de données ne manquent pourtant pas

Mais alors, après avoir cassé l'ambiance, que conclure ? Il n'y a donc rien que les experts-comptables et leurs instances puissent faire ? Sommes-nous condamnés à l'immobilisme ?

Évidemment non ! Mais il faut tout d'abord revenir sur terre, et s'occuper de la réalité et des besoins immédiats. Il y a de vraies questions à prendre à bout de bras par les instances de la profession et les experts-comptables eux-mêmes.

Voici à mon sens des exemples de chantiers et de questions concrètes pour avancer sur l'exploitation de la data :

  • Comment faire pour que la quasi-totalité des déclarations fiscales et sociales émises par la profession soient centralisées ? 
  • Comment faire pour y ajouter nos autres données structurées, et notamment les données du FEC ?
  • Comment travailler sur un référentiel commun permettant de structurer et centraliser toutes les autres données disponibles dans les cabinets qui sont également de l'or noir ? (lire à ce propos l'excellent article fiction de Romain Froment sur la création d'un standard de communication d'informations financières et légales : le « Full »)
  • Comment faire en sorte que toutes ces données puissent être complétées par d'autres données du client ?
  • Comment ajouter à cela toutes les données disponibles en Open Data en dehors de la profession, mais permettant d'enrichir considérablement les analyses pouvant être proposées aux clients ?
  • Comment doit s'y prendre la profession pour réaliser l'inventaire de toutes les données citées ci-dessus ?
  • Comment réaliser cette convergence des données ? 
  • Comment rendre accessibles (ou pas !) ces données à tout le monde ? Faut-il vendre ces données anonymisées, et avant cela peut-on juridiquement, économiquement et moralement le faire ?
  • Comment exploite-t-on ces données ? 
  • Comment apprend-on ces nouveaux métiers aux experts-comptables, qui auront besoin, même ponctuellement, de data analysts, data scientists...
  • Quels sont les débouchés que l'on considère comme prioritaires dans l'exploitation de ces données ?
  • Comment enfin pratiquer une veille sur les progrès technologiques et les nouvelles applications concrètes en matière d'exploitation de la data (même si nous pouvons compter sur l'excellent travail de veille de Serge Heripel) ?

En conclusion, on peut faire rapidement de nombreuses choses avec la data de façon très pragmatique.

Le frein le plus important aujourd'hui n'est pas un problème d'outil ou de technologie. Quand la profession comptable saura ce qu'elle veut faire de sa data et comment, elle trouvera les solutions techniques, elle trouvera comment former ses collaborateurs, et comment vendre ces nouvelles missions.

Mais aujourd'hui, en matière de data, on a du pétrole mais on n'a pas d'idées.

Yves Le Dain

b-ready
Diplômé d'expertise-comptable

 

[1] Statexpert traitait les DADS-U et sait traiter la DSN, mais des sujets autour du RGPD et de l'anonymisation des données freinent voir bloquent actuellement l'exploitation

[2] En tout cas, c'est ce qui est dit dans la presse grand public. Il ne s'agit pas ici d'une affirmation que nous avons confirmée auprès des professionnels concernés

[3] Ou dans certains cas d'avoir une probabilité importante d'être dans cette case. Par exemple :  il y a X% de chances que cette radio dévoile un cancer

[4] Il n'est d'ailleurs pas exclu qu'avec l'évolution des métiers au sein de cabinet le data scientist soit des experts-comptables et des collaborateurs formés pour cette tâche

[5] Et bien indexée souligneront les puristes...