Experts-comptables : ne faudrait-il pas créer un label « fait maison » pour reconnaître la « vraie » comptabilité ?

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L'invasion barbare

Quel meilleur compagnon qu'un aspirateur pour les tâches ménagères ? Cet appareil qui équipe aujourd'hui la plupart des foyers permet de faire plus efficacement ce qui était fait jadis à la main. Grâce à ce précieux compagnon, le travail est mieux et plus vite fait qu'avant. Et pourtant...

A l'époque de sa sortie, pouvait-on imaginer pire menace qu'un... aspirateur ? Quel plus grand danger que cet engin monstrueux développé par les Américains qui allait remplacer les femmes au foyer dans leur tâche la plus essentielle, c'est-à-dire le ménage ? Ces funestes machines allaient, sans le moindre état d'âme, soustraire aux femmes leur seule véritable utilité et anéantir des familles tout entières. Quelle humiliation : être remplacée par une machine ! D'ailleurs, à l'époque, n'appelait-on pas cet engin de malheur, « l'électro bonne » ?

Un (bien maigre) espoir toutefois. Les femmes étaient convaincues que leur famille rejetterait unanime ce robot scélérat. C'était certain. Rien de tel qu'un ménage fait à la main... Leur famille aimait la qualité et le ménage bien fait. Elle ne se laisserait pas berner par un tel engin.

Évidemment, toute ressemblance ou similitude avec des faits ayant existé serait fortuite et involontaire [1].

L'anecdote de l'aspirateur est emblématique de l'impact d'une innovation de rupture dans un monde qui s'en passait (fort bien) jusqu'alors. Et pourtant, en tant que citoyen et consommateur, chacun sait que le monde avance grâce à ces innovations. Inutile pour s'en convaincre de lister les innovations qui ont bouleversé notre existence. Henry Ford disait « Si j'avais demandé à mes clients ce qu'ils voulaient, ils auraient répondu « un cheval plus rapide, et pas une voiture ». On connaît la suite de l'histoire.

Cet exemple est une parfaite illustration, concrète et tangible, de la fameuse création destructrice [2]. Cette théorie, chère à l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, consiste à remplacer une technologie ancienne par une nouvelle qui crée une rupture. Concrètement, la solution de demain anéantit la solution d'aujourd'hui. Cette école économique, qui avait quasiment disparu des manuels des potaches en économie, fait son grand retour à une époque où l'innovation s'accélère et les technologies en tous genres se multiplient. Aucun aspect de notre vie n'est épargné. Le monde vit une véritable révolution schumpétérienne !

L'objet de cet article n'est pas de disserter sur l'opportunité de cette profonde mutation de notre société, mais d'en analyser les conséquences sur notre profession et plus particulièrement en matière d'impact des nouvelles solutions informatiques sur l'activité des cabinets.

Quand le sauveur se transforme en bourreau

Si on s'amuse à remplacer l'aspirateur par un logiciel de nouvelle génération et la femme au foyer [3] par un expert-comptable, le débat sur la création destructrice prend une nouvelle dimension. Si les gens sérieux s'accordent à penser que la « révolution numérique » n'est pas une question d'informatique, mais de stratégie, il faut quand même en parler un peu !

Depuis l'invasion de la micro-informatique dans les cabinets, au milieu des années 1980, la profession a été bercée par une innovation incrémentale permanente. L'innovation incrémentale, c'est l'innovation en douceur, celle qui construit l'avenir pas à pas. Elle permet aux éditeurs, sans gros efforts, de sortir une nouvelle version de logiciel à chaque congrès en promettant un meilleur confort, une meilleure rentabilité, une plus grande sécurité... bref, le même logiciel que l'année précédente, en mieux !

Aujourd'hui, cabinets et éditeurs sont sens dessus dessous. La raison de cette panique ? La bonne vieille innovation incrémentale est remplacée par l'innovation disruptive, c'est-à-dire une innovation qui crée une rupture forte par rapport à ce qui existait jusqu'à présent.

Concrètement, de quoi parle-t-on exactement ? Aujourd'hui, une poignée d'éditeurs proposent des logiciels de nouvelle génération qui fournissent aux chefs d'entreprises des outils très simples d'utilisation et leur permettent de disposer d'indicateurs en temps réel pour piloter leur entreprise. Jusque-là, tout va bien. Depuis le temps qu'on en rêvait, on ne peut que s'en réjouir.

Seulement, voilà. Ces logiciels réalisent, en outre, de manière souterraine, c'est-à-dire sans intervention humaine, l'essentiel de la tenue de comptabilité.

Alors, quoi ? Tous aux abris ? Vendons nos cabinets pour ouvrir des officines de cigarettes électroniques, de coaching ou d'architectes d'intérieur ? A en écouter certains, c'est très certainement la meilleure chose à faire. La réalité est, fort heureusement, un peu plus complexe que cela. Certes, ces outils d'un nouveau genre vont faire entrer la profession dans une vague de turbulences sans précédent. Ça va secouer dans les prochaines années et il y aura inévitablement des dégâts.

Sur le terrain, la frontière entre un logiciel très efficace qui aide les professionnels à réduire les tâches ingrates, à gagner en rentabilité, à proposer à leurs clients une vraie valeur ajoutée et un logiciel hostile qui a vocation à les ubériser est assez ténue. A partir de quand un allié fidèle devient-il un redoutable concurrent ?

Déjà, on parle d'automatisation, d'ubérisation, voire de watsonisation. C'est grave docteur ? Faisons le point.

De quoi parle-t-on exactement ?

La profession comptable va-t-elle se faire ubériser ? Telle est la question à laquelle répond une étude des Moulins, le think tank de la profession comptable [4].

Cette étude explique que « l'ubérisation » est un terme à la mode utilisé à tort et à travers pour faire référence à un grand nombre de comportements différents en provenance de « barbares », autre terme générique qui désigne les nouveaux entrants sur un marché.

Mais en pratique, tous ces barbares ne se ressemblent pas ! L'étude des Moulins décortique et cartographie les différents comportements disruptifs. L'analyse de leur modèle économique, de leur stratégie, de leur positionnement, de la nature de leur relation client, etc. a permis d'identifier six grandes catégories de barbares (souvent tous qualifiés de manière impropre « d'ubérisateurs ») et de dresser ainsi une classification exclusive. Dans le cadre du présent article, nous n'en retiendrons que deux : les automatisateurs et les ubérisateurs (les vrais !). Chaque catégorie de barbares présente des caractéristiques distinctes et indépendantes.

L'automatisation

Concrètement, l'automatisation consiste à remplacer du temps homme par du temps machine. Les activités susceptibles d'être automatisées présentent tout ou partie des caractéristiques suivantes : des tâches répétitives et/ou pénibles, des tâches à faible valeur ajoutée et à forte intensité de main-d'½uvre, des risques élevés d'erreurs humaines, un marché concurrentiel qui oblige les opérateurs à baisser les coûts et une technologie adaptée [5]. Inutile de dire que ces caractéristiques s'appliquent on ne peut mieux à la profession comptable...

Les logiciels de nouvelle génération deviendront vite incontournables et l'avenir ne se fera pas sans eux. Qui peut imaginer, en effet, qu'à l'heure de la Google Car, cette voiture qui se conduit sans chauffeur ni accident, certaines entreprises vont continuer à payer des gens pour saisir des pièces comptables à la main alors qu'un robot le fait mieux, plus vite et pour moins cher ?

Bien sûr, certains professionnels pensent sincèrement que leurs clients préféreront le mode de fonctionnement « à l'ancienne », une sorte de comptabilité « faite maison ». Mais ils sont de moins en moins nombreux. La poursuite de l'automatisation de la prestation comptable n'est donc pas un risque, c'est une certitude.

L'ubérisation

L'ubérisation est un risque très différent. Elle consiste, pour un nouvel entrant sur le marché, à proposer de nouvelles manières de faire, de nouvelles manières de s'adresser aux clients et/ou de nouvelles manières de penser le travail. Un ubérisateur s'affranchit des règles historiques de fonctionnement du marché [6] et affiche clairement une volonté stratégique d'envahir le marché et de sacrifier les acteurs traditionnels (un dommage collatéral non recherché, mais considéré comme inéluctable).

Dans la profession, le risque d'ubérisation serait de voir des plateformes logicielles ravir la relation clients des experts-comptables et de sous-traiter certaines tâches à des prestataires, non experts-comptables, afin de proposer une prestation moins chère et/ou de meilleure qualité que celle délivrée par les opérateurs en place.

En pratique, le risque d'ubérisation diffère en fonction de la nature de l'activité. Compte tenu de la réglementation sur le monopole et de la stratégie des barbares actuellement présents sur le marché, il apparaît fort peu probable que l'activité comptable traditionnelle se fasse ubériser à court terme. A l'inverse, les activités de conseil de proximité (établir un tableau de bord ou un business plan) présentent un risque élevé d'ubérisation. Ce risque est d'autant plus élevé que les experts-comptables sont peu disponibles et répondent encore trop rarement à la demande d'accompagnement de leurs clients. Enfin, l'ubérisation de l'activité de conseil véritablement personnalisé et sur-mesure paraît assez peu probable à court et moyen termes. En effet, ce type de conseil implique une forte dose de confiance, de réputation, une expertise spécifique et pointue... Difficile, dans ces conditions, de remettre l'avenir de son entreprise entre les mains d'une plateforme logicielle et d'un consultant distant.

Pour conclure sur ce point, si l'automatisation des process [7] est inéluctable, le risque d'ubérisation de la profession semble clairement moins élevé dans l'état actuel du paysage.

Les enjeux perçus par la profession

Quelles menaces, quelles opportunités représentent vraiment ces barbares pour les experts-comptables ? La profession est-elle véritablement en danger ou « juste » obligée de s'adapter ? Une certaine confusion anxiogène, savamment entretenue, règne sur cette question.

Pour tenter d'y voir plus clair, il est essentiel de distinguer deux problématiques différentes : l'automatisation de la production et le positionnement de certains logiciels.

La plupart des barbares de la profession sont des automatisateurs. Or, la fonction principale d'un automatisateur est de créer une rupture dans la production en remplaçant des temps homme par des temps machine. Les barbares répondent donc, en premier lieu, à un besoin exprimé par les professionnels eux-mêmes d'automatiser certaines tâches coûteuses, sans valeur ajoutée et de plus en plus difficiles à facturer. Hier, c'était les rapprochements bancaires et les lettrages automatiques, aujourd'hui c'est le cloud, la numérisation des pièces ou encore la récupération des mouvements bancaires par screen scraping [8].

Sur les 20 dernières années, l'informatique a permis aux cabinets de réaliser des gains de productivité considérables [9]. Les gains réalisés sont incontestablement liés aux progrès réalisés par tous les logiciels sur les process de saisie / traitement des données.

Aujourd'hui, les éditeurs de logiciels proposent des solutions qui exploitent au maximum les possibilités de récupération des données : flux bancaires, océrisation, factures électroniques, captures des notes de frais via un smartphone... Et ce n'est pas fini ! Il n'y a absolument aucun doute possible sur la poursuite et l'accélération de l'automatisation de la production.

Ainsi que nous l'indiquions, une nouvelle génération de logiciels a fait son apparition en France. Ces logiciels produisent l'essentiel des écritures comptables en temps réel et sans intervention humaine.

La révolution est profonde. A tel point que le vocabulaire de la profession évoluera. On ne parlera bientôt plus de saisie comptable mais d'intégration ou de récupération comptable. En filigrane, on comprend aisément que les personnes chargées dans les cabinets de la saisie devront s'adapter à court terme.

Grâce à ces nouveaux outils, les experts-comptables seront libérés des tâches ingrates qui plombaient leur rentabilité et dont ils voulaient se débarrasser depuis tant d'années !

Après avoir souhaité de tels outils pour poursuivre les gains de productivité, après avoir réclamé aux éditeurs de nouvelles améliorations pour automatiser certaines tâches et réduire les temps de production, aussi incroyable que cela puisse paraître, un certain nombre d'experts-comptables voient dans ces progrès tant espérés... de véritables menaces ! Les logiciels « intelligents qui font tout », tant attendus, ne seraient-ils finalement pas nos pires ennemis [10] ? Le remède ne serait-il pas pire que le mal ?

Le deuxième sujet de préoccupation actuel concerne le positionnement de certains de ces nouveaux logiciels. Ainsi que nous l'avons indiqué ci-avant, quelques logiciels de nouvelle génération ont pointé leur nez sur le marché français. Ces solutions ne sont pas des logiciels comptables comme on les connaît depuis des décennies. Ce sont des outils de gestion et de pilotage destinés aux chefs d'entreprise. Ainsi, non seulement ils produisent l'essentiel des écritures comptables, mais, en outre, ils retraitent l'information pour la rendre utile et adaptée au chef d'entreprise. N'est-ce pas un formidable progrès dont tous les experts-comptables ont rêvé un jour ? Dans ces conditions, quel nuage pourrait assombrir cet horizon prometteur ?

En fait, la crainte des professionnels réside plus dans la maîtrise de la relation client que dans l'outil lui-même. Ils craignent de se faire « sur-traiter » ou ubériser, c'est-à-dire de devenir de simples sous- traitants de ces logiciels hors de contrôle. Ils redoutent que le chef d'entreprise soit plus attaché à ce logiciel qu'à leur propre cabinet. Autrement dit, leur crainte serait que la plus forte création de valeur provienne plus du logiciel que du cabinet...

Remise en cause de la raison d'être des cabinets

Ces solutions ne seront évidemment pas sans impact sur la raison d'être et sur le modèle économique des cabinets. Comment, en effet, continuer à facturer le même montant d'honoraires à l'heure de la comptabilité « presse bouton » ? Quand les ventes, les opérations bancaires et les achats sont intégrés en comptabilité de manière automatique, quand les rapprochements bancaires sont réalisés par une application qui ne coûte que quelques euros par mois, comment justifier le maintien des prix ?

Quand on sait que le « panier moyen » par client a baissé d'un tiers en euros constants sur les 10 dernières années [11], quel sera l'impact de ces outils sur le compte de résultat des cabinets ? Tous les gains de productivité ont été intégralement transférés aux clients. In fine, en dépit des gains de productivité réalisés, la rentabilité des cabinets n'a cessé de s'éroder.

Or, ces nouveaux logiciels sont incontournables. L'avenir ne se fera pas sans eux.

En effet, si, par crainte de perdre une partie de leur chiffre d'affaires, certains experts-comptables renoncent à ces nouvelles solutions, que se passera-t-il ? Ils se fragiliseront car ils continueront à supporter l'intégralité des coûts de production « à l'ancienne », alors que leurs confrères, et néanmoins concurrents, réduiront significativement les leurs. Dans ces conditions, comment s'aligner sur les prix d'un concurrent qui supporte des coûts très inférieurs ?

Si on résume la situation de deux cabinets face à l'automatisation, on peut notamment en tirer les idées suivantes :

Cabinet qui automatise sa production

Cabinet qui maintient des process de production plus traditionnels

Impact sur les coûts

Baisse des coûts de production

Augmentation des coûts de production

Impact sur les prix

La baisse des prix peut être proposée aux clients

La baisse des prix ne peut pas être envisagée

Impact sur la marge

Maintien voire augmentation de la marge

Détérioration de la marge

Impact sur les temps

Récupération de temps pour proposer d'autres missions aux clients

Toujours pas le temps pour proposer d'autres missions aux clients

Impact sur l'expérience clients

Meilleur service client

Service traditionnel de moins en moins apprécié

Impact sur les délais de production

Réduction des délais de production

Maintien des délais traditionnels très longs


A première vue, il n'y a pas vraiment photo ! Quel que soit l'angle d'analyse, le combat contre l'automatisation est perdu d'avance.

La profession se trouve confrontée à une situation inédite : les progrès technologiques, après avoir été de formidables alliés des experts-comptables, vont phagocyter une bonne partie de l'activité de la profession. C'est une réalité dont il faut avoir conscience et à laquelle il faut se préparer. Les progrès technologiques, ceux-là même qui nous ont permis de faire tant de gains de productivité sur les dernières années, vont nous obliger à revisiter en profondeur les offres et les modèles économiques des cabinets.

A l'heure où la tenue de comptabilité représente encore 48 % du chiffre d'affaires des cabinets de moins de 50 salariés [12], cette question absolument fondamentale mérite d'être posée d'urgence dans tous les cabinets.

Dans ces conditions, de nombreuses voix (d'experts-comptables) s'élèvent pour demander comment l'Ordre et l'État pourraient protéger et valoriser les « vrais » experts comptables qui, consciencieusement, poursuivent, jour après jour, la tradition de la comptabilité maison, faite à la main ?

C'est évidemment un vrai débat. Pourquoi n'y a-t-on pas pensé plus tôt ?

Philippe Barré
Expert comptable et Commissaire aux Comptes
b-ready - Conseil et accompagnement des professions réglementées

Article publié avec l'aimable autorisation du magazine ouverture

[1] Chacun aura, bien sûr, compris que cette petite introduction, volontairement caricaturale et provocatrice, n'a pour seule vocation que de montrer l'absurdité d'un tel raisonnement.

[2] Les puristes parlent plus volontiers de destruction créatrice

[3] Cet article n'a pas la moindre vocation misogyne. La « femme au foyer » doit être entendue au sens générique du terme. L'exemple est également vrai pour un homme au foyer, bien que moins répandu dans les années 50

[4] L'étude complète (nov 2015) est téléchargeable gratuitement sur le site des Moulins : www.lesmoulins.club.

[5] Un aspirateur est un automatisateur

[6] Définition adaptée de celle de Mathieu Deslandes, Source : Rue 89, 18 décembre 2014.

[7] Rappelons que bon nombre d'experts-comptables considèrent le renforcement de l'automatisation comme une réelle opportunité pour la profession.

[8] Le screen scraping ou « capture de données d'écran » est une technique par laquelle un programme récupère les données d'un site Internet.

[9] Les études de l'Observatoire de la profession montrent que les cabinets ont réalisé environ 30 % de gains de productivité entre 2002 et 2012

[10] Souvenons-nous de l'aspirateur ...

[11] Études de l'Observatoire de la profession comptable, 2014

[12] La gestion des cabinets d'expertise comptable, Observatoire de la profession comptable, 2014