[Tribune] Experts-comptables : un lobby ?

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Et voilà, notre profession s'est trouvé un nouveau sujet de discorde ! Et quel sujet : un des plus beaux immeubles parisiens dont l'acquisition fait jaser le monde de l'immobilier.

Vous penserez, une fois encore « mais de quoi se mêle-t-il ? » et vous aurez raison... Permettez-moi néanmoins ces quelques réflexions issues d'une certaine expérience acquise au fil des ans.

Une tribune de Serge Heripel.

Si j'ai bien compris, l'acquisition de l'immeuble du 4 place du Palais-Bourbon pour y installer le CNOEC répond à deux objectifs :

  • une stratégie de gestion de patrimoine ;
  • et, nouveauté : une stratégie de lobbying !!!

Louer ou acheter ?

Sur le premier sujet s'est installé un débat classique de chef d'entreprise : faut-il être propriétaire ou locataire de ses locaux professionnels ? Très classiquement j'opte personnellement pour le premier choix. Et au cas particulier n'est-il pas prudent de bien utiliser une importante trésorerie avant que des esprits mal intentionnés, plus cigales que fourmis, n'aient la mauvaise idée de mettre la main sur les réserves du CNOEC ? Le sort réservé aux réserves de l'AGIRC-ARRCO est en la matière un exemple d'une brûlante actualité.

Pour le reste, on peut imaginer que toutes les règles attachées à une telle décision ont été scrupuleusement respectées et que la valorisation a été confirmée par des experts reconnus. Quant au débat acquisition/location si, entre les élus le débat se poursuit, peut-être faudra-t-il demander conseil auprès, au choix, d'avocats fiscalistes, de conseils en gestion de patrimoine voire auprès de coachs de chefs d'entreprise... (je plaisante !)

Une stratégie de lobbying

Le second objectif est en revanche très intéressant et, à ma connaissance, très innovant dans la communauté experts-comptables.

Il faut bien reconnaître que les mots lobby ou lobbying ne sont pas toujours utilisés de manière flatteuse, aussi je retiendrai cette partie de définition piquée sur Wikipédia : « le lobbying est la partie du plaidoyer qui se rapporte spécifiquement aux activités visant à influencer une législation ». Le choix de ce nouveau siège nous permettrait donc d'être au plus près des représentants du peuple et donc du lieu de décisions législatives (ai-je bien compris ?). Une proximité qui nous permettrait de prétendre jouer un rôle dans la prise de décision de nos dirigeants ? Permettez-moi d'être dubitatif, l'expérience et des témoignages éloquents m'amènent à douter...

Je me souviens en effet avoir lu sous la plume de fins connaisseurs du monde politique qu'en matière budgétaire et donc fiscale de nombreuses lois votées à l'Assemblée, n'étaient pas appliquées faute de décrets d'application bloqués par les hauts-fonctionnaires de Bercy. Cette situation s'expliquerait par le fait que ces fonctionnaires très attachés, eux, au sérieux budgétaire feraient d'une certaine manière de la résistance. Surtout ils estimeraient que les ministres ne font que passer alors qu'ils agissent eux dans la durée n'étant pas concernés par les aléas politiques. Ils auraient même tendance à regarder avec condescendance ces ministres qui gagnent 3 ou 4 fois moins qu'eux. Des propos rapportés sans doute par de mauvaises langues.

Proximité géographique ou force des idées ?

Dès lors, cette question : la proximité géographique avec l'Assemblée nationale (sous-entendu avec les députés) est-elle réellement le meilleur argument pour mettre en avant le rôle que jouent les experts-comptables dans la vie économique de notre pays. Très franchement j'en doute. Que vaut un lobbying auprès de députés qui à tout moment peuvent disparaître de la scène politique à la suite, par exemple, d'une dissolution ? Sujet d'ailleurs d'actualité ! Oublie-t-on également la discipline de vote ? Un article dans un numéro de L'Express de ce mois de novembre 2022 est à cet égard éloquent, jugez plutôt[1] :

« (le) poids des députés est enfin relatif. L'Assemblée vote mais les projets restent ficelés en haut lieu. Après l'usage de l'article 49-3, le gouvernement a eu les mains libres pour adopter son propre budget ».

Et aussi :

« Son importance [celle de l'Assemblée] est réhabilitée, mais le gouvernement reste une sorte de maître, il peut toujours imposer sa loi. C'est un contre-pouvoir qu'on foule aux pieds ».

Pour en terminer, nul besoin d'une proximité géographique pour faire du lobbying. Une telle méthode est-elle d'ailleurs nécessaire quand les propositions, les idées sont bonnes, sont pertinentes ? Permettez-moi de partager cette expérience toute récente : un cardiologue attire mon attention sur le cumul emploi/retraite des médecins et le poids exorbitant des cotisations CARMF lequel risque de décourager certains alors que compte tenu du problème que nous connaissons actuellement la poursuite de leur activité est crucial. Un dossier bien ficelé, un mail au député très actif du secteur et le problème est remonté « au plus haut niveau »[2].

Dès lors notre profession doit-elle se présenter comme un lobby (se revendiquer comme tel ?) lobby que certains traduisent par « groupe d'intérêts, groupe de pression ». Je préfère de beaucoup des objectifs ainsi définis :

« Notre rôle est aussi de faire de la pédagogie auprès des pouvoirs publics pour améliorer ces dispositifs [d'aides] en expliquant, à partir de nos retours terrain, qu'ils sont parfois trop complexes, ou qu'ils peuvent être complétés.

[...] En étant force de propositions, nous démontrerons à l'exécutif qu'il est indispensable de nous consulter en amont des projets de loi relatifs aux entreprises, et plus seulement au moment de leur application. Notre légitimité est fondée sur notre utilité au marché. » Lionel Canesi, interview pour Compta Online, 15 déc. 2020.

Les fédérations d'OGA ont, en matière de lobbying, une certaine expérience... avec le succès que vous aurez d'ailleurs constaté. Hélas elles n'avaient pas les moyens de s'installer à proximité de Bercy et encore moins de l'Assemblée nationale. Bercy et les décideurs politiques ont su les flatter pour mieux les utiliser et une fois l'objectif qu'il leur a été fixé fut atteint, leur disparition programmée fut rapidement actée. « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute... ».

J'ai conscience qu'il serait malvenu de critiquer les ambitions politiques de tel ou tel alors que notre profession n'est représentée à l'Assemblée que de façon très marginale voire ridicule par rapport aux avocats. Que ce soit pour la profession ou pour le pays, il faut saluer ceux qui ont le courage de s'engager car c'est au prix de beaucoup de sacrifices. Ce qui n'empêche pas de s'interroger sur la pertinence et la motivation de certains choix...

[1] Cirque ou contre-pouvoir ? Bienvenue à l'Assemblée des paradoxes, L'Express, 3 nov. 2022

[2] Le blocage ne serait d'ailleurs pas au niveau politique mais plutôt du côté CARMF.


 

Serge Heripel est expert-comptable retraité et vice-président de l'organisme mixte de gestion agréé France Gestion.