L'expert-comptable du futur : un acteur spécialisé au service de la créativité et de la croissance

Article écrit par (1144 articles)
Modifié le
5 081 lectures

L'expert-comptable et ses collaborateurs ont un bel avenir devant eux. C'est ce que démontre Pascal de Lima, chef économiste de Harwell Management, dans le cadre de cette interview.

La transformation des métiers est en marche. Avec l'informatique et les nouvelles technologies, de nombreuses évolutions ont déjà eu lieu dans de nombreux métiers.

Aujourd'hui plus qu'hier, les professionnels du chiffre doivent être capables de s'adapter mais aussi de se projeter dans leur avenir.

Pascal de Lima nous délivre sa vision de ces évolutions et les clés de cette transformation des métiers qu'il détaille dans son ouvrage « Capitalisme et Technologie : les liaisons dangereuses : vers les métiers de demain ».

Vous venez de publier un ouvrage qui traite de la transformation des métiers par rapport aux dernières technologies. En quoi est-ce important ?

Lors de ma conférence en octobre 2017 au Palais de Lille sur le thème « Les experts comptables vont-ils disparaître ? » en clôture du congrès annuel de l'ordre des experts comptables, en repartant chez moi à Boulogne, je me suis dit que ce thème là méritait plus qu'une simple conférence opportuniste visant à rééquilibrer une tension au niveau national.

Je me suis aperçu qu'il y avait derrière cette thématique de la disparition des experts comptables un enjeu de société brûlant, celui des métiers de demain, au-delà même des experts comptables naturellement. La crise du Coronavirus n'a fait qu'accélérer cette prise de conscience que les métiers sont en train d'évoluer.

C'est donc dans un contexte plus que tourmenté qu'est sorti le livre « Capitalisme et technologie : Les liaisons dangereuses ». En pleine crise du Coronavirus, j'aborde l'épineuse question de la transformation des métiers. Si les innovations modernes au sens large peuvent constituer de formidables opportunités, entre nouveaux métiers et enrichissement de certains, il faudra aussi accepter la disparition de certains autres. Mais si l'on ne s'adapte pas pour gagner la bataille du pouvoir d'achat, le risque est grand de sombrer dans une forme de totalitarisme technologique générateur d'inégalités et d'instabilité pour nos démocraties.

Dans ce projet innovant et optimiste sur la capacité des humains à progresser, chacun pourra s'y retrouver dans son métier et se projeter à 20 ans. Je n'hésite pas en revanche à alerter clairement sur les conséquences catastrophiques du refus d'évoluer, des dangers d'un capitalisme englué dans une crise marxiste de surproduction à de graves conséquences sociales.

Selon vous, existe-t-il une méthodologie / des soft skills à acquérir pour se préparer à cette transformation des métiers ?

La connaissance représente aujourd'hui une part importante des emplois, en particulier dans les services, mais pas uniquement. Avec les nouvelles technologies, en particulier les robots et l'intelligence artificielle, cette part ne va certainement pas cesser d'augmenter. Il faudra donc nous adapter et développer certaines capacités du futur, les capacités 3.0 finalement. Les machines intelligentes allant exiger de nous certaines capacités bien précises, comment adapter l'ensemble des salariés à l'apparition de ces nouvelles technologies ? Pour cela, nous nous sommes inspirés dans le livre des travaux de Davenport et Kirby du MIT (2016). L'idée consiste à développer 5 approches qui sont autant de messages pour affronter les métiers 3.0.

L'approche ascendante, c'est l'exemple de Niven Narain, un chercheur en cancérologie. En 2005, il cofonde Berg, une start-up qui permet d'appliquer l'intelligence artificielle à la découverte de médicaments. Les installations de Berg disposent de spectromètres de masse à haut débit qui tournent en continu et produisent plusieurs milliards de points de données résultant de l'analyse d'échantillons de sang et de tissus, associés à de puissants ordinateurs. En sortie, les données aident à préciser certaines molécules pour améliorer l'efficacité des soins. Ici, l'approche ascendante permet d'ajouter de la valeur grâce à une utilisation des données et de prendre de la hauteur, donc d'améliorer les soins. D'une certaine manière, on peut dire qu'il y a complémentarité parfaite entre l'homme et l'intelligence artificielle. On peut trouver ce type de profil chez les responsables de marques, qui orchestrent toutes les activités nécessaires au bon positionnement et au renforcement des processus très orientés clients (ici patients).

Le diplôme idéal est un MBA ou un PhD et une grande capacité d'interprétation et d'analyse. À ce niveau, il faut bien comprendre que si nous sommes effectivement moins performants dans l'analyse d'énormes quantités de données, les ordinateurs feront toujours exactement l'inverse de nous : ils excellent dans le traitement efficace de la donnée, mais ont du mal à formuler des jugements élémentaires qui seraient à la portée de n'importe qui. Un ordinateur portable d'entrée de gamme bat le plus intelligent des mathématiciens dans certaines tâches, alors qu'un superordinateur doté de 16 000 processeurs est incapable de battre un enfant, par exemple dans l'identification d'un chat parmi 10 millions de vidéos. Ces exemples sont bien connus, Kasparov, etc. (mars 1997).

Message 1 : l'humain sera toujours indispensable à l'interprétation des données et à la prise de décision. Hauteur de vue = Création de valeur

Il y a l'approche parallèle ensuite. Il s'agit ici d'être doté de connaissances codifiables. Il faut être créatif et intuitif. Il faut être capable de manipuler des concepts qui trouveront un écho auprès de clients raffinés. Il faut être capable de développer une intelligence multiple. Le légendaire entraîneur américain D. Wayne Lukas ne saurait expliquer comment il parvient à évaluer le potentiel d'un « yearling ». De même, le designer d'Apple, Jonathan Ive, ne peut demander à un ordinateur de télécharger depuis son cerveau le sens du goût qui fait sa créativité. Ricky Gervais ne fait-il pas rire son public avec des répliques qu'aucune machine ne saurait imaginer ?

Message 2 : il faut aussi développer une intelligence multiple dont sont incapables les ordinateurs... Science et créativité

Il y a ensuite l'approche inclusive. Ici, la compétence clé est celle de maîtriser les logiciels et plus particulièrement leur décision automatique. L'expert est l'expert en politique de taux qui va s'appuyer sur l'innovation et l'ordinateur. La formation à ce niveau devra être axée sur les sciences, les technologies, la veille. Un exemple est cité par les auteurs. C'est l'histoire rapportée en 2014 par le « New York Times », à propos d'un homme qui venait de changer de travail et qui avait déposé une demande de refinancement de son emprunt immobilier. Alors qu'il avait occupé un poste dans la fonction publique gouvernementale pendant huit ans et connu une situation stable dans l'enseignement les vingt années précédentes, son dossier d'emprunt a été retoqué.

Le système automatisé qui avait évalué sa requête avait reconnu que les nouveaux remboursements prévus étaient largement couverts par son niveau de revenu, mais le système automatisé était suffisamment intelligent pour réagir à un nouveau facteur de risque, qui était précisément l'instabilité de son nouvel emploi. Le système était-il si intelligent que cela ? Car en réalité, cet homme était Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine. Il venait juste de signer un contrat de publication de plus d'un million de dollars et s'apprêtait à entamer une tournée de conférences pour le moins lucrative.

Message 3 : il s'agit là d'une illustration-type de notre capacité de supervision. Il faudra maîtriser les logiciels, mais nous aurons toujours besoin de capacités d'analyse des scores et des signaux et d'une relation client forte. Les trois côtés d'un triangle

Une autre approche possible est l'approche hyperspécialisée. À Boston, non loin du siège de la chaîne de café Dunkin' Donuts, un reporter a pu récemment pénétrer dans le monde des rois de cette franchise. L'un d'eux, Gary Royal, gagne bien sa vie, en mettant en relation des vendeurs et des acheteurs de la franchise. Il utilise sa connaissance encyclopédique des franchisés et souvent même de leur situation familiale, de leur portefeuille de revenus et de leurs aspirations patrimoniales pour s'imposer comme un interlocuteur indispensable.

La question est la suivante : les connaissances des franchisés pourraient-elles être encodées dans un logiciel ? Très probablement, mais personne n'en tirerait de quoi s'offrir une Rolls, ce qui fut le cas de Gary Royal !

Message 4 : en réalité, c'est la connaissance du réseau qui prime, et ce d'autant plus que le domaine est très ciblé. Connaissance précise des clients sur domaine ciblé

Il y a enfin la démarche anticipatoire. Il s'agit ici de déterminer les prochaines machines intelligentes. Un exemple est celui de l'innovateur du numérique qui saisit les nouvelles manières d'utiliser les données afin d'optimiser certaines décisions clés comme l'achat d'espaces publicitaires, des chaînes vidéo câblées, etc. On trouve ici des postes de l'informatique et de l'intelligence artificielle pour déceler les prochains points susceptibles d'être automatisés.

L'exemple qui est cité par les auteurs est celui de Steve Lohr. Dans son ouvrage intitulé Data-ism, « il raconte les histoires de personnes qui font ce travail. Par exemple au sein de l'entreprise vinicole E. & J. Gallo Winery, un cadre dénommé Nick Dokoozlian s'est associé à Hendrik Hamann, un membre de l'équipe de recherche d'IBM, afin de rassembler et exploiter les données nécessaires à une agriculture de précision à grande échelle. Ils cherchent à automatiser l'art d'apporter méticuleusement à chaque pied de vigne les soins et les nutriments dont il a besoin pour prospérer au mieux ». 

Message 5 : Une approche anticipatoire signifie que l'on participe à l'avènement du prochain niveau d'empiétement des machines, mais implique un travail qui est lui-même augmenté par les logiciels. Science et anticipation

Chacun doit choisir son approche. Les individus qui sauront choisir leur approche sauront s'adapter. Chacun doit savoir comment choisir sa relation au marché. La bonne nouvelle, c'est qu'une grande part du travail cérébral ne peut être codifiée. L'empathie est aussi une qualité précieuse. Moyennant un choix précis dans la façon dont nous voulons « vivre avec les robots », nous parviendrons à faire en sorte que les « robots vivent avec nous ».

Quel sera le rôle des différents acteurs (et en particulier des comptables d'entreprise, des experts-comptables et de leurs collaborateurs) dans la transformation de leurs métiers ?

Il faut absolument pouvoir se projeter. J'ai créé à cette fin le FUTURA. Il s'agit d'un tableau très simple que chacun doit remplir pour s'imaginer à 10-20 ans. Il a pour objectif de sensibiliser les acteurs à l'évolution de leur propre métier.

Ainsi, en insistant plus particulièrement sur le caractère routinier ou non, cognitif ou manuel, et la fameuse dose d'expertise pédagogique plus ou moins grande, on peut faire un diagnostic du métier à 10-20 ans.

Voici le tableau à imprimer et à remplir (on l'appellera le FUTURA)

Le règlement intérieur de l'Ordre des experts-comptables et l'article 140bis du décret de mars 2012 relatif à l'expertise comptable prévoient désormais la reconnaissance des spécialisations des experts-comptables. Qu'en pensez-vous ?

Le principal impact est essentiel pour les experts comptables : ils vont pouvoir valoriser leur spécialisation et se créer un véritable parcours en se projetant justement. Ils vont pouvoir compléter leur expertise en élargissant leur spectre fonctionnel. Ceci est essentiel car en effet, l'expert-comptable, est tel Janus, ce dieu romain de la transition, et confronté à une double pression, mais pour laquelle des solutions pourtant évidentes existent grâce à ce nouveau règlement.

D'un côté, il doit respecter des règles et être le garant de la sécurité et de la qualité, c'est en quelque sorte son métier traditionnel. Malheureusement, dans ce métier, les concurrents directs seraient l'informatique, les intelligences artificielles et les blockchains. Mais d'un autre côté, pour évoluer, il doit se positionner sur la pertinence, l'interprétation, l'analyse financière, la valeur ajoutée... Stationner sur le métier traditionnel, par exemple l'analyse en coûts historiques, exposerait la profession à l'automatisation, notamment pour les tâches à faible valeur ajoutée, mais aussi à la concurrence des grands cabinets de commissariat aux comptes comme les Big 4.

D'autre part, évoluer comme indiqué exposerait aussi à une concurrence féroce, celle des analystes financiers, des actuaires, des quants, des contrôleurs de gestion, des data scientists et même de Google... Ce n'est pas rien, mais contrairement à ce que l'on entend, l'expert-comptable a un bel avenir ! Pour deux groupes de raisons : tout d'abord, il est confronté à de nombreux préjugés sur sa fonction et ce n'est pas une mince affaire comme nous allons le voir. Ensuite, son avenir est tout tracé vers les métiers de conseil en expertise comptable et plus particulièrement, dans la chaîne de valeur en partenariat et en complémentarité avec son écosystème qu'on lui fait croire être son ennemi. Oui, l'expert-comptable peut travailler avec la blockchain, l'informatique (il gagnera du temps) et il est suffisamment habile pour travailler avec l'analyste financier, le quant, les contrôleurs de gestion et les data scientists... Les big 4 ne peuvent-ils pas constituer une belle opportunité pour les experts-comptables ? Ils représentent aussi le serment d'Hippocrate et la sécurité des chiffres dans toute la chaîne de production d'information vers les marchés.

Ainsi, l'expert-comptable est face à un monde ouvert dans lequel il faut concilier et même réconcilier des antagonismes, c'est le triptyque des oppositions : spécialisation ou diversification dans un monde multidimensionnel, pédagogie dans l'expertise, pragmatisme dans le cognitif...

Ainsi, les opportunités de développement des activités d'expert-comptable sont multiples, par exemple :   développer les activités de conseil, par ailleurs cinq fois moins nombreuses en France qu'en Allemagne. Les missions traditionnelles vont aussi devoir s'orienter vers plus de spécialisation et de pédagogie, adapter les formations, diversifier l'activité, opter pour de nouvelles solutions informatiques. Les pouvoirs publics ne seront pas en reste dans cette histoire : il faudra développer la simplification administrative...

Mais surtout, il faudrait considérer les principes, la pertinence qui lui est naturelle, l'interprétation comme supérieure à la norme et la règle... de préférence, dans la chaîne de valeur des entreprises.

C'est à cette seule condition que l'on pourra imaginer un nouveau développement des activités, de l'inter-professionnalité jusqu'à la chaîne de valeur pour, in fine, exploiter de manière complémentaire aux nouvelles technologies, toutes les opportunités qui feront de l'expert-comptable un acteur au service de la créativité et de la croissance. Ce règlement est tombé à PIC !



Sandra Schmidt
Rédactrice sur Compta Online de 2014 à 2022, média communautaire 100% digital destiné aux professions du Chiffre depuis 2003.